Télérama, 22 octobre 2003, par Antoine Perraud
Les spectres du Goulag
Avec ses courts récits, ce rescapé des camps soviétiques met à nu l’horreur totalitaire.
Aux confins de la Sibérie, la presqu’île de la Kolyma est en marge de nulle part. Voici le goulag, où l’homme devient végétal dans du minéral. De cet angle mort russe, de cette géographie flottante où tout est à perte de vue, où tout mène à la perte de soi, un homme est revenu. Pas la peine de le décrire. Dans ce nulle part, on ne décrit pas, on ne se souvient même plus de la couleur des yeux de ceux que l’on croisa. Cet homme, s’il était mort là-bas, n’aurait pas eu droit à une dalle, encore moins à une croix, avec cette inscription : Varlam Chalamov 1907-1982. Cet homme, entre 1929 et 1953, passa en tout dix-sept ans à la Kolyma, entre autres pour « activité contre-révolutionnaire trotskiste ». Ensuite, il devait écrire en solitaire, vivotant d’une pension maigrelette, séparé de sa femme, renié par sa fille. Avant de mourir, sourd et aveugle, placé contre son gré dans un hôpital psychiatrique, il a transmué son expérience des camps de travail forcé en brèves narrations, fables ou épitaphes, aujourd’hui publiées pour la première fois dans leur intégralité en français, sur près de mille cinq cents pages. Ces Récits de la Kolyma vous surprendront, vous broieront, vous reconstruiront et vous accompagneront jusqu’à votre dernier souffle.
Chalamov ne prétendait pas produire ce qu’il nous offre : un chef-d’œuvre de la littérature concentrationnaire (l’expression sonne atrocement à l’oreille). Il voulait que chacun de ses mots fût un linceul pour tous ces morts de la Kolyma, non pas exterminés selon un plan nazi baptisé « Solution finale », mais des morts-déchets, vomis par un système soviétique raflant à mesure de ses emballements : « Les répressions avaient été si massives qu’aucune famille n’était complètement épargnée. Après les saboteurs, vint le tour des koulaks, après les koulaks, celui des “trotskistes”, puis celui des gens qui avaient un nom de famille allemand. On évita de justesse une croisade contre les Juifs. La réalité fut une extrême indifférence ; le peuple en vint à se désintéresser totalement de ceux qui étaient marqués au sceau de n’importe quel article du Code pénal. »
L’indifférence pesa, durant et après les camps. Dans « linceul », il y a « l’un seul ». Et c’est Chalamov. Du fond de l’interminable couloir de sa mémoire, il nous ouvre, à chaque récit, une porte donnant sur une tranche de vie, qui s’anime avec une précision désespérée. Puis Chalamov referme la porte. « Je suis entré dans la chambre. Des couvertures rouges et jaunes, violemment éclairées par une lumière oblique provenant je ne sais d’où, trois lits vides et sur le quatrième, Gogobéridzé, couvert jusqu’à la taille d’une couverture jaune vif. Il m’a reconnu immédiatement, mais le mal de tête le rendait presque incapable de parler.
— Comment ça va ?
— Couci-couça.
Les rides s’étaient multipliées.
— Vous allez reprendre du poil de la bête.
— Je ne sais pas, je ne sais pas.
Nous nous sommes dit adieu. Voilà tout ce que je sais de lui. J’étais déjà sur la Grande Terre quand j’ai appris par une lettre qu’il était mort à Iagodnoïé avant d’avoir été réhabilité. Tel fut le destin d’Alexandre Gogobéridzé, qui périt uniquement parce qu’il était le frère de Levan Gogobéridzé. À propos de ce Levan, il faut se reporter aux Mémoires de Mikolan. »
Tout est là. Le souffle, d’abord. Chalamov écrit au rythme du cour battant de ses souvenirs. Ensuite les répétitions (« couverture » « jaune »), qui rappellent l’essentiel de la vie du zek(prisonnier) dans ces camps immenses à ciel ouvert : faire un pas, puis l’autre, sur le chemin du front de taille, donner un coup de pioche, puis un autre… Chalamov retrouve dans son écriture la pulsation de l’homme des cavernes, qui se mit sans doute à chanter au rythme de ses pieds frappant le sol. Mais l’homme préhistorique ressentait du désir, tandis que le relégué de la Kolyma n’a plus que des besoins (manger, dormir). L’emploi des négations en cascade (« une lumière oblique provenant je ne sais d’où ») martèle que nous ne sommes plus dans le bas monde mais dans le non-monde, l’antimonde, l’enfer dont le revenant se fait le scrupuleux Charon, l’écrivain passeur. La béance des morts accumulés est patente : « Trois lits vides. » Les hommes ne sont plus que des corps meurtris et « les rides » deviennent parlantes, tandis que le vocabulaire se raréfie jusqu’au silence. Les spectres de la Kolyma – Chalamov l’analyse avec une sagacité lapidaire dans le texte « Maxime » –, courbent la langue comme on courbe le dos et ne communiquent plus qu’avec une vingtaine de mots (« la moitié en était des jurons »).
Pourtant, il y a l’immense continent de rechange qu’est la littérature russe. Certes, dans le camp, près d’un châlit, Varlam Chalamov, pour fumer du gros gris, déchira la page d’un livre, mais on sent de bout en bout que c’est en ruminant ses anciennes lectures et ses textes à venir qu’il a tenu. La poésie, la littérature, c’est la seule façon d’arracher les œillères qu’imposent les années de goulag, où chaque regard finit par ressembler à « une lumière oblique provenant je ne sais d’où ».
L’amitié y est impossible, affirme-t-il à plusieurs reprises, même s’il dévoile, telles des pépites, quelques exceptions. Alors il se tourne vers les animaux. Il leur attribue les beaux gestes d’une solidarité humaine disparue autour de lui. On voit un oiseau, ou un ours, se sacrifier pour sa femelle, tandis que l’homme prédateur vise avec son fusil. Les Récits de la Kolyma s’aèrent de paraboles d’une cruauté symbolique : un écureuil traqué par une petite ville possédée du désir de tuer, une nature saccagée par un nouveau sentier : « Les premiers jours, c’est à regret que je piétinais le muguet rouge et gras, les iris, dont les pétales ornés ressemblaient à d’énormes papillons lilas ; d’immenses perce-neige charnus bleu foncé craquaient désagréablement sous mes pas
[…] Je cessai de remarquer les branches de pin nain qui se mettaient en travers de ma route ; après avoir brisé celles qui me cinglaient le visage, je cessai d’en voir les cassures. »
Sous forme de miettes, de brisures, de fragments de destins, de paysages ou de conversations, Varlam Chalamov a composé un kaléidoscope capable d’embrasser l’horreur totalitaire. De surcroît, dans À propos de ma prose (à paraître chez Verdier), il s’analyse, en roi de ses douleurs : « Chaque récit, chaque phrase, est d’abord crié dans une pièce vide : quand j’écris, je parle tout seul, toujours. Je crie, je profère des menaces, je pleure. Je suis incapable de faire cesser ces larmes. C’est seulement à la fin, lorsque le récit ou une partie du récit est terminé que j’essuie mes larmes. »