La Quinzaine littéraire, 1er janvier 2012, par Christian Mouze

L’espace intérieur russe

Deux écritures à la recherche de la vérité. C’est au mot pur et au langage glissant dans le conte fantastique que se rapporte d’abord Sigismund Krzyzanowski (lire : Krjijanovski). C’est à la Russie, son histoire, sa littérature, sa pensée, que se relie Vassili Golovanov.

Deux écritures, deux époques. Mais une unité de lieu : l’espace russe dans toutes ses dimensions, externes et internes, l’espace géographique et humain, et surtout l’espace intérieur, celui de la langue et de l’esprit. Deux errances : dans le labyrinthe d’un verbe qui enfante l’étrange, un étrange liseré de tragique avec Krzyzanowski, et l’errance à travers le pays, les temps, les hommes, pour Golovanov. « Il m’est arrivé de remonter le cours de la Volga dans l’espoir de découvrir je ne sais quelle source, métaphysique peut-être, de mon pays ou de moi-même.  » C’est Vassili Golovanov, écrivain russe d’aujourd’hui (né en 1960), et l’un des meilleurs, qui parle. Le premier à parler fut Krzyzanowski (il est né en 1887). Mais, à travers même Golovanov, on peut ici l’entendre et remonter jusqu’à lui : il suffit de remplacer Volga par langue. La Volga, axe fluide de la Russie, répond à la langue russe fluide. Ainsi les deux écrivains, en dépit des apparences, ne sont pas bien différents l’un de l’autre, ils respirent tous deux la liberté d’écrire, le premier s’exprimât-il à travers le conte, le voyage dans l’imaginaire, le second par la réflexion, le voyage philosophique. Deux avatars de l’esprit russe. Golovanov se fait en quelque sorte annoncer anonymement par Krzyzanowski. On veut rattacher ce dernier à Kafka ou Borges : pourquoi donc ? Il y a mieux, c’est-à-dire plus exact : toute la littérature russe, depuis la langue slavone.

Il est vrai que la littérature soviétique n’a pas voulu reconnaître Krzyzanowski comme l’un des siens, et le Novy Mir libéral d’Alexandre Tvardovski l’a écarté des projets de publication, après avoir semble-t-il hésité. Quant à l’Encyclopédie littéraire en neuf volumes (Moscou, 1962-1978), elle l’ignore totalement. Mais qu’a fait d’autre la monumentale et pourtant prodigieuse Histoire de la littérature russe publiée à Paris chez Fayard ? On chercherait pour sa peine dans le volume La Révolution et les Années vingt (1988) le nom de Sigismund Krzyzanowski. Au même moment, il réapparaissait en URSS, à la faveur de la perestroïka. Le mieux caché laisse toujours un signe, celui-là même de son absence : c’est le terreau de sa réapparition. Quelle importance, tout ça ? Krzyzanowski a silencieusement engrangé pour les moissons de la langue.

Ses récits, qu’on rattache volontiers à la littérature moderne de l’absurde, sont plus précisément dans la lignée gogolienne de la littérature russe. Ils ne sont pas une rupture : la littérature russe ne procède pas comme chez nous, par ruptures. Chaque fois ses sources reviennent, reprennent, se répètent et se renouvellent. Chaque fois la comète réapparaît. Pouchkine, Gogol, ne sont jamais loin. Même aujourd’hui. Et les thèmes de Krzyzanowski remontent clairement à Pouchkine et à Gogol (sans oublier le passage souterrain Dostoïevski) : une main qui s’échappe du corps d’un pianiste virtuose (La Fugue, 1922), ou Le Joueur pris au jeu (1921), un joueur qui voit sa propre vie jouée – pas la peine d’insister. Le lien est parfois plus subtil, mais on le sent et le tient bien (Vie et mort d’une pensée, 1922 ; Fantôme, 1926…). Krzyzanowski détache, isole un élément (physique ou moral), pose une énigme et la laisse s’amplifier et parler. Il révèle par ce procédé une réalité intérieure tout aussi sensible que la réalité sociale. C’est le contrepoids d’une autre vie dans la vie. La masse cachée de l’iceberg social. Si Krzyzanowski fut à ce point ignoré des fonctionnaires de la littérature soviétique, ça n’est que petite ignorance, elle passe avec les hommes. Les décombres mêmes de l’URSS n’ont pu ensevelir un seul manuscrit qui devait être un jour connu et reconnu. Tout passe pour renaître. Pour que le livre soit ouvert. Et quels livres nous a laissés finalement, à son grand dam, l’URSS, quelle musique de quelles sphères ! Paradoxalement, y aurait-il de quoi justifier l’interdit ?

Par sa seule parole, même souterraine, Krzyzanowski aura été, aux côtés de bien d’autres, fusillés, déportés, exilés, surveillés ou, à son instar méprisés et abandonnés à eux-mêmes. Il meurt dans la misère et l’oubli. Il a écrit pour son temps, dans l’intemporel. C’est qu’il y a quelque chose d’anhistorique chez lui, comme chez Grine. Seulement Grime nous emmène dans le merveilleux, Krzyzanowski dans l’inquiétude. Peu d’allusions pourtant, sinon pas du tout, à la réalité sociale soviétique. Au fond, est-ce bien sûr ? Elle est là et bien là, dans toute sa dimension morale si l’on peut dire, dans l’absurdité qui constitue la trame des récits et dessine le filigrane d’une vie réelle : un filigrane singulier, qui ne reste pas en transparence mais passe au premier plan, la vie n’étant plus que l’empreinte de l’absurde. Tel est l’art et la manière de Krzyzanowski. Il montre la réalité dans sa doublure intérieure. Elle est essentiellement là, comme l’image des berges dans le fleuve. Tout s’y dépose, y tremble, y descend et se défait. Il n’y a plus de norme, de normal. Toute armature se plie. Tout ce qui est rigide se déforme, se ploie dans le mot. Tout se déconstruit dans une Russie elle-même déconstruite en URSS. Les mots de Krzyzanowski sont une pluie de signes. On croirait le voir affermir sa terre sur les eaux du rêve et du verbe.

Il n’est pas le seul. Il n’est pas seul. À la faveur de la NEP et d’une relative liberté (plutôt une souplesse) de création et d’édition, une littérature de l’absurde revendique sa place : en particulier les Obérioutes avec Harms, Vvédenski, Oléïnikov, Zabolotski… La littérature pour enfants est à l’occasion un refuge critique et ludique : c’est l’époque où Tchoukovski met en scène et en mots son Énorme cafard (1923). La langue d’Ésope connaît de beaux jours. On s’en donne à cœur joie. Chez d’autres (Pilniak, par exemple), l’humour et l’absurde laissent la place à une littérature plus réaliste et plus ouvertement accusatrice.

Krzyzanowski ne se veut pas d’intention critique, cachée ou non, mais sa démarche, son exploration, son écriture, par elles-mêmes sont risquées : plus qu’il n’y paraît sans doute, puisqu’il a très peu publié. Elles révèlent des domaines que le pouvoir ne combat pas dans un corps à corps idéologique, mais dont il veut nier l’existence : ça n’est pas la réalité sociale, donc ça n’est pas la réalité. La dictature pour s’étendre réduit la vie mais la vérité ne lâche pas. Elle devient nocturne, donne quelques signes au grand jour, mêlés parfois de quelques gages (cf. Ilf et Petrov). Krzyzanowski ne connaît pas cette prudence, il n’est pas dans l’intentionnel mais dans une pure liberté d’écriture qui est comme un feu étranger en plein été bolchevique. La réalité intérieure ne lâche pas. Le principe de réalité (que le réalisme socialiste cherche à s’approprier de manière exclusive) ne peut se dérober au principe de vérité. C’est pourquoi il n’est pas défendu de lire Krzyzanowski comme un authentique écrivain réaliste d’une réalité cachée ou renversée, comme on voudra. « Mais je ne fais pas confiance à mon œil : puisqu’il ment à propos des étoiles en me les présentant comme des émeraudes minuscules, il ment aussi pour le reste. » La leçon est évidente : ce n’est pas que de la société que le créateur doit se défier, mais avant toute chose de soi. Krzyzanowski ne remet pas directement en cause un système social, il le remet en cause à travers les structures mentales de l’individu. Donc de soi. C’est cela qui donne à l’écrivain sa portée universelle tout en le gardant à un temps et à un lieu. Sa leçon n’est pas celle d’un échec. Si nulle part la liberté d’écrire n’est définitivement acquise, nulle part elle n’est à jamais tuée. Même en 1950 en URSS : l’année de la mort de Krzyzanowski.

C’est dans cette fragile mémoire que je m’aventure. » Vassili Golovanov commence ses récits par une remontée de la Volga, c’est-à-dire de l’histoire, de la langue, de l’esprit russe. Son point de départ humain, ce sont précisément les « débris humains », vétérans, estropiés de la Seconde Guerre mondiale. « Je continuerai à aimer ces derniers personnages de la littérature russe qui se sont un peu trop attardés dans ce monde-ci, cette humanité qui sait encore ce qui ne peut être exprimé par des mots. » La recherche d’un lien qui soit le mot seul pour Krzyzanowski devient la recherche d’un lien qui soit l’homme et sa parole pour Golovanov. C’est que la parole renvoie deux échos : la solitude et l’autre, le compagnon, fût-ce le lecteur lointain. Il s’agit de tenir, pour Golovanov, le fil de la Volga, avec la terre russe et ses habitants. Avec la terre russe qui fut aussi soviétique. Avec la terre soviétique qui était bel et bien russe. L’URSS ne fut pas une parenthèse mais un avatar de la Russie. Golovanov ne rejette rien. Il prend tout et rappelle le mot de Kierkegaard : « La vérité n’est pas ce que nous savons ; la vérité est ce que nous sommes. » Dès lors, se mettant en route à la recherche de ce « ce que nous sommes », il remonte et descend la Volga, cette échelle de Jacob de la langue et de l’esprit russe, « le cœur ouvert », avalant à pleins poumons l’air tempétueux et roboratif de Bakounine, philosophe socialiste et hindouiste de la destruction créatrice, ou à grands traits auprès de la Caspienne (où le fleuve se jette), l’espace-temps de Khlebnikov et cette éternité naturelle, géologique, botanique, ornithologique de sa poésie. De la poésie. Loin des prix et des preuves littéraires, le prix et l’épreuve de soi : « Qui prendrait au sérieux un homme à l’allure de sans-abri, alors que le canon poétique de la modernité est l’homme de lettres à succès, travaillant sous contrat avec une maison d’édition prestigieuse ?  » Khlebnikov vagabond, nomade de l’infini des langues et des signes, réfractaire « à la mécanique mentale » (ne retrouve-t-on pas ici l’ombre portée de Krzyzanowski et de toute une tradition littéraire russe qui est d’opposition, déclarée ou non ?), fourrant ses manuscrits dans une taie d’oreiller, allant vers quelle source métaphysique et tellurique en Iran ? S’avançant sur cette terre d’Asie, « immense livre de significations », à la recherche d’un sens commun de la vie et du mot, terre où se mêlent aujourd’hui, en Sibérie, sages authentiques et aventuriers douteux, chamanisme, alcool, argent et tourisme ethnographique, comme s’il ne pouvait plus y avoir de recherche pure (mais a-t-elle jamais existé ?) et que celle-ci fût toujours mêlée de quelque mal lié au mode de vie moderne. Le mauvais œil, l’œil malade, après tout, c’est sans doute une obligation pour qui veut se laver les yeux dans une Asie, nouvelle piscine de Siloë1.

Le chemin des intuitions profondes ouvertes avec le slavon, réempierré et renouvelé pares Pouchkine et Gogol, suivi par Krzyzanowski et Khlebnikov, voilà que Golovanov le repère de nouveau chez Andreï Platonov « un homme qui n’a pas de réponse », qui va avec son œuvre, il ne sait où, sur quelle route ni dans quel sens, sans poteau indicateur, si ce n’est le mot, si ce n’est « au-delà des limites personnelles, au-delà du diktat de l’évidence et du compréhensible. Mais pour l’atteindre, encore faut-il avoir grandi… » Quelle est cette mesure, cette aune ? Et c’est bien l’impression que laisse toujours la vivante, étrange et incomparable lecture de Platonov.

Errance philologique et spirituelle de la littérature russe d’hier et d’aujourd’hui, errance bienfaisante, et qu’une réponse soit attendue ou pas, la question n’est pas là, mais de nomadiser à l’infini, dans l’histoire, la géographie et les mots. Difficile dans une Europe clouée par la finance. Des clous chers payés. Mais ils ne valent pas tripette. Alors, à notre tour : on y va2 ?

 

1. Siloë : piscine de Jérusalem, théâtre de la guérison d’un aveugle-né (Jean, 9).

2. Sur Krzyzanowski, cf. QL n° 599, 635, 702, 771 ; sur Golovanov, QL n° 963.