La Croix, 19 avril 2012, par Arnaud Schwartz
Vassili Golovanov, cartographe du sens
S’appuyant sur Éloge des voyages insensés, injustement ignoré des médias, les éditions Verdier publient Espace et Labyrinthes, deuxième ouvrage époustouflant de Vassili Golovanov.
Cette histoire-là débute par un livre fou, Éloge des voyages insensés, écrit par un homme qui ne voulait pas le devenir. Un homme perdu en lui-même et dans un pays sans boussole, cette Russie post-soviétique, jetée du jour au lendemain dans une ruée sauvage vers le capitalisme et la consommation. Au chaos externe, au malaise intérieur, Vassili Golovanov répondit par une fuite salutaire vers le grand Nord. Vers une île, Kolgouev, pastille oubliée de la mer de Barents : tracé de carte devenu « idée », fantasme qu’il fallut tuer pour trouver le lieu réel d’une complexe renaissance.
L’île fut sa matrice, l’intuition l’y guida, mais la démarche est plus ambitieuse encore. Golovanov, ogre lecteur et frêle marcheur, ne décrit pas seulement le souffle de la nature, le désœuvrement d’une humanité noyée dans l’alcool – splendeur et misère des confins. Il interroge l’histoire et l’ethnographie, explore la littérature, relève avec précaution les traces du mythe et accueille la légende fragile des peuples oubliés. Il écoute, observe, témoigne, se fond dans les regards de ses contemporains, par-delà le trait d’union du verre de vodka ou du bol de thé brûlant. Adresse une ode aux paysages, garde mémoire des vies anonymes et chante la révolte d’un renne dans le corral.
De ce creuset s’écoulent des textes d’une érudition captivante, d’une humanité profonde et bouleversante, d’une poésie sublime. Inclassable ouvrage, Éloge des voyages insensés mêle récit d’aventure, essai, méditation, dans une architecture en spirale à la fois étrange et naturelle. La langue – superbement rendue en français – crée un espace où se répondent présent et « temps anciens », rudesse de la géographie physique et générosité du lien fraternel. « C’est un livre auquel on dit souvent merci », confie le libraire Pierre Landry qui, dans sa boutique de Tulle, Préférences, en a vendu plusieurs centaines et vivrait comme un déshonneur qu’un seul fut envoyé au pilon. Au total, affirme-t-on chez Verdier, Éloge des voyages insensés a trouvé près de 10 000 acheteurs, grâce à l’engagement de découvreurs passionnés et au bouche à oreille. Résultat d’autant plus étonnant que, en quatre ans, très peu d’articles lui ont été consacrés dans la presse ou sur Internet.
Codirectrice de l’exigeante collection « Slovo » chez Verdier, mais aussi cinéaste et traductrice, Hélène Châtelain est à l’origine de ce petit miracle d’édition. Au tout début des années 2000, un ami lui conseilla la lecture d’un texte paru dans Courrier international et signé d’un journaliste russe nommé Golovanov. Il y était question de l’écrivain Andreï Platonov (1899-1951) et de son roman Tchevengour, utopie centrée sur la cité imaginaire du même nom. « Ce fut un vrai choc, confie l’éditrice. J’ai pris l’avion pour Moscou, ai trouvé un numéro de téléphone. En appelant, je ne voulais pas révéler qui j’étais alors j’ai juste demandé : « Écrivez-vous toujours aussi bien ? » » Hélène Châtelain revint à Paris avec un épais livre tiré à compte d’auteur. La traduction d’Éloge lui prit deux ans. Sa publication en France, l’obtention des prix Laure-Bataillon et Russophonie, en 2009, déclencha enfin l’intérêt d’éditeurs russes.
Ahurissante histoire, qu’est venue prolonger l’édition, le mois dernier, d’un deuxième ouvrage :Espace et labyrinthes. Ce choix de six « récits » entraîne le lecteur dans une quête salvatrice à la source de la Volga ou dans un voyage à l’autre extrémité du fleuve, au cœur de son delta, à la recherche de la poésie de Khlebnikov (1885-1922). Dans un séjour philosophique au jardin idéal de Priamoukhino – créé par le père du redoutable Mikhaïl Bakounine (1814-1876), l’auteur du « catéchisme révolutionnaire » –, lieu de convergence des jeunes anarchistes d’aujourd’hui. Dans une expédition vers l’Asie et la « mer terrestre » de ses steppes : à Touva, république autonome du sud de la Sibérie et terre de chamanisme. Dans un retour sur les « ruines » de cette mythique Tchevengour et les traces du génie de Platonov… À chaque fois, la même langue profonde aux variations envoûtantes. La même exigence singulière, ancrée de manière toujours plus aiguë au cœur du projet littéraire de l’auteur : réinvestir les textes et chercher dans la poussière des lieux, pendant qu’il en est encore temps, les indices de ce qui les fit émerger et conditionne leur pleine compréhension. Comme pour répondre à l’urgence d’offrir aux futures générations, en dépit des vents terribles du 20e siècle et de l’effacement des repères, un moyen d’accès à leurs racines.
Descendant d’une lignée d’intellectuels – son arrière-grand-père, Nicolaï Golovanov, fut éditeur et traduisit en russe La Divine Comédie de Dante –, fils d’un journaliste scientifique renommé et grand voyageur, nourri de multiples influences philosophiques, spirituelles et scientifiques, lecteur de Léon Tolstoï, William Faulkner, Jorge Luis Borges ou Antoine de Saint-Exupéry…, Vassili Golovanov a compris qu’il ne suffisait pas de conserver les livres dans les bibliothèques. Encore moins de les numériser. Il accomplit, dans le pays qui l’a vu naître, un travail titanesque et universel de préservation du lien et de mémoire du sens.