La Quinzaine littéraire, 31 octobre 1996, par Christian Mouze

« Un génie proclamé et un génie négligé »

[…]

Une littérature inventive

Les éditions Verdier continuent à nous faire découvrir Sigismund Krzyzanowski (lire Krjijanovski ; cf. QL n° 599 et 635) et une ligne de gratitude n’est pas ici de trop.

Estampillé Moscou est un ensemble de récits écrits entre 1924 et 1942. Seuls les récits des années vingt ont été publiés. Ils témoignent de cette littérature inventive de la NEP dont la richesse n’a pas même été égalée sous les bouleversements récents : comme quoi la liberté politique ne recouvre pas la liberté intérieure.

Le texte qui donne son titre à tout le livre est, sous la forme d’une correspondance, une promenade horizontale et verticale dans Moscou. Horizontale avec le Moscou de la NEP, le Moscou contemporain de Krzyzanowski. Verticale à travers l’histoire de la capitale. Promenade donc topographique et historique dans « la ville des images », opposée à Saint-Pétersbourg « la ville des idées ».

Moscou des années vingt, c’est-à-dire de la diversité, des contrastes et des discordes :

« Quand je passe devant le pavillon jaune pâle portant l’inscription TSK RKP (b) (Comité Central du Parti Communiste russe des Bolcheviks), puis, une demi-heure plus tard, devant le clocher incliné de l’église des Neuf-Martyrs-aux-choux, à côté du Pont-Bossu, je ne puis m’empêcher de chercher désespérément leur dénominateur commun. »

Moscou en apparence désordonné :

« Où qu’il se pose, le regard trouve en rangs serrés : une tour de sept étages, derrière elle une petite isba à trois fenêtres et, juste à côté, un hôtel biscornu à péristyle ; à dix pas des colonnes, un marché ; un peu plus loin, un urinoir souillé », etc.

« …malgré tous les oukazes de Pierre le Grand sur la construction en lignes, les lignes se sont aussitôt dispersées en un écheveau de ruelles, d’impasses aveugles, de passages et de méandres, et n’ont jamais fait plus de cent pas. »

Ainsi Krzyzanowski, en familier lit Moscou, et suit une intuition qui a pris le relais des instructions et de la logique. Le Kremlin, l’Arbat, Kitaï-Gorod (quartier des marchands), les enseignes, banderoles, slogans, clochers… Insensiblement nous sortons « du monde des ombres – vers le monde du romanesque et du fantastique », conduits dans une sorte d’irréel de la réalité. Mieux : conduits par le visible d’un invisible décelé.

Sans jamais perdre le contact des choses ni celui d’une réalité sociale et historique, Krzyzanowski recherche « le conditionnel pur, le libre jeu de l’imagination si chers à Alexandre Grine. » Mais là où il s’applique à examiner, étudier, détailler et respecter le réel, Grine le métamorphose carrément. Le traitement que fait subir Grine à Pétersbourg (un tourbillon verbal visionnaire), n’est rien moins que contraire à la marche plus méticuleuse et raisonnée, plus attentive et alphabétique, de Krzyzanowski dans Moscou. Dans les deux cas l’étrange et le fantastique se retrouvent au rendez-vous. Avec moins de violence chez Krzyzanowski.

On songe parfois à la prose de Mandelstam : les raccourcis, les formules inopinées, toute une façon d’écrire qui nous prend de court, mais sans fièvre.

Un réalisme plus sage et peu ordinaire

Les récits Moscou durant la première année de guerre, écrits de juin 1941 à avril 1942, sont d’un réalisme plus sage. L’explosion créatrice de la NEP s’est effacée. Elle n’est plus là pour accompagner, étayer, justifier le travail de Krzyzanowski. Entre-temps le réalisme socialiste s’est imposé.

Pour autant, Krzyzanowski n’a pas renoncé à sa perception particulière – encore qu’atténuée – des choses qu’il aborde toujours, dans tel ou tel détail, sous l’angle de l’inattendu.
Ce sont des instantanés, des photographies (on revient à « la ville des images ») de moments, situations, dispositions d’objets, loin de la littérature de combat et d’héroïsme, qui nous introduisent au cœur du quotidien de la capitale quasi assiégée. Inattendu des choses (par exemple l’étude d’une barricade de défense et de ses incidences, ses métamorphoses) et des personnages, de ces héros de quelques pages, sinon de quelques lignes, et de quelques instants, qu’à ce Krzyzanowski choisit en marge de la société soviétique d’alors et qu’on sent parfois en opposition sourde avec elle (cf. « le philosophe »).

Surprenante cette lecture de Moscou en guerre, telle que le récit « Les fenêtres » nous la révèle : Krzyzanowski s’amuse à établir une typologie et une caractérologie des habitants de la capitale à leur façon de protéger et recouvrir les fenêtres. Il individualise un réflexe collectif. Il rappelle l’existence de l’individu et de sa personnalité dans l’effort commun. Il va chercher la personne au sein de l’élan social.

Chaque récit porte une distance sociale et une liberté éthique que l’écriture, l’angle de description choisi, l’esthétique d’une légère mais obstinée déviance du réalisme, le caractère de tel et tel individu représenté, manifestent.

Sigismund Krzyzanowski vécut et mourut en désaccord avec son temps. Nul ne se souvient où il fut enterré le 1er janvier 1951. Mais nous n’avons plus le droit d’oublier son œuvre aujourd’hui exhumée.