Voir, 13 janvier 1994, par Geneviève Picard
[…] Pour pouvoir se rendre aux funérailles de sa mère, un homme doit vendre ses livres qui sont sa seule richesse. De retour dans sa chambre aux rayonnages vides et accusateurs, il est accablé par le souvenir des histoires qui l’avaient bercé. Suite à sa trahison, les lettres refusent de lui obéir et de former des mots cohérents sous sa plume. Il s’inscrit alors au Club des tueurs de lettres, dont les récréations consistent à découvrir l’envers de la création.
Cette réflexion sur l’écriture est aussi jouissive que la succession d’histoires qui l’enrobent et l’illustrent. La plus grande fantaisie épouse ici l’exigence absolue et l’on célèbre leurs noces dans un univers soumis à la dictature d’une imagination qui nous transporte de l’Antiquité à nos jours, en passant par le Moyen Âge.
En guise de prélude au mélange de bouffonnerie et de sacerdoce qui imprègne tout l’ouvrage, l’esprit original de Krzyzanowski nous lance à la suite de moines errants égarés entre les chaires d’église et les tréteaux forains.
Il fait la distinction entre les hommes-sujets (« qui distendent un récit en roman ») et les hommes-thèmes (« attachés à une idée, taciturnes et inactifs »). Il propose une nouvelle lecture de la Bible et impose « l’Évangile selon le silence ». Il orchestre la révolte des Rôles qui reprochent aux Acteurs de leur voler la vedette.
Faisant écho à la mutinerie de Guildenstern et Rosencrantz, l’affrontement entre des humains robotisés, leurs inventeurs et leurs détracteurs, prouvera qu’il est impossible de loger de force dans l’homme une vie fabriquée qui lui soit étrangère (pour plus de détails, se rappeler le pays d’origine de l’auteur).
Si le débat de trois personnages au sujet de la véritable vocation de la bouche (causer, manger ou embrasser) est aussi sérieux qu’amusant, le joyau de cet extraordinaire recueil de nouvelles formellement et thématiquement entrelacées reste la dernière histoire : sous l’empire romain, l’enfant d’un esclave utilise l’obole de son maître décédé pour acheter des fruits, condamnant ce dernier à errer sur les eaux noires de l’Achéron jusqu’à ce que…
Jusqu’à ce que Krzyzanowski mette un terme à son odyssée, avec le génie et l’humour qui le caractérisent.
Ceux-là mêmes qui inspirent à un personnage cette profonde réflexion : « Si on décrochait les manteaux du vestiaire pour les installer dans les fauteuils et, qu’à l’inverse, on accrochait les spectateurs aux patères, l’art n’y perdrait absolument rien ».