Libération, 24 octobre 2002, par Jean-Pierre Thibaudat
Un baron comme une bille
Dans les années 1920, Krzyzanowski transporte l’extravagant Münchhausen dans la Russie soviétique.
Ayant accédé au firmament de la célébrité, les héros littéraires se détachent de leur auteur, tombent dans le domaine public, deviennent le bien de tous. Dans Les Plaisirs et les jours, Proust emprunte ainsi à Flaubert ses deux héros, Bouvard et Pécuchet. On reste là entre compatriotes, mais on se souvient qu’un auteur anglais s’est toqué du perroquet d’un autre ouvrage du même Flaubert. Semblable aventure se devait d’arriver aux Aventures du baron de Münchhausen. Rien d’étonnant à ce qu’un Russe, même avec un nom à consonance polonaise puisqu’il s’appelle Sigismund Krzyzanowski, ait songé à faire revenir ce héros de best-seller devenu populaire dans la Russie soviétique. Cela s’appelle Le Retour de Münchhausen et c’est hilarant comme le texte modèle de Gottried August Bürger, traduit de l’anglais par Théophile Gautier fils.
Venu de Kiev, Krzyzanowski arrive à Moscou au début des années 20. Il écrit son livre en 1927. « Retour », le mot est juste, car le premier chapitre des aventures version Bürger s’intitule justement Voyage en Russie et à Saint-Pétersbourg. Mais Krzyzanowski commence, lui, son récit à Londres. Un retour aux sources, puisque c’est au bord de la Tamise que prennent naissance les aventures premières du baron sous la plume d’un certain Raspe. Ce dernier, savant de Hanovre et trafiquant d’objets d’art, fuyant l’adversité, emporta à Londres les souvenirs fantasmés d’un authentique Münchhausen. Il en fit un petit livre qui parut anonymement en 1785. Bürger mettra tout au propre.
On peut considérer le livre du Russe au nom polonais, écrit près de cent cinquante ans plus tard, comme un indispensable additif à ces aventures transfrontières. De fait, les lecteurs qui se souviennent d’avoir eu les mâchoires secouées par le rire suscité par les récits de l’extravagant baron retrouveront là des variantes en forme de délicieuses resucées. Voici remis sur le métier quelques épisodes célèbres comme celui des pois qui poussent plus vite que leur ombre, du cheval que le baron croit attacher nuitamment à un arbre – et en fait attache à un clocher – ou du canon considéré comme un moyen de transport rapide. Des énormités proprement « münchhauseniennes » que Krzyzanowski reprend à son compte. Bref, de Londres le baron gagne la Russie et à son retour, devant un parterre d’Anglais tout ouïs, il relate son voyage dans la Russie soviétique. C’est là où l’auteur voulait en venir et il n’en rate pas une. Avec une feinte candeur, il décrit un pays « où tout a été dévoré jusqu’aux bulbes des églises », où les gens se nourrissent « à la regardette » d’images de victuailles. Un docte professeur lui explique : « C’est vrai, nos bâtons n’ont qu’un bout, notre pays qu’un parti, notre socialisme qu’un pays ! Mais il convient de ne pas minimiser non plus les avantages du bâton à un bout : au moins, on sait à coup sûr avec lequel cogner. » Le même professeur lui explique que les écrivains russes se divisent en deux : ceux qui deviennent « les gardiens du nouveau régime » et ceux qui se « mettent au régime » et se serrent la ceinture.
Krzyzanowski fut de ceux qui se serrèrent la ceinture. Le manuscrit de son Retour de Münchhausen> fut lu en public mais on ne le publia pas. Loin de cette superbe satire, les livres noirs et oniriques de Fiodor Sologoub connurent le même sort. On édite quelques-unes de ses meilleures nouvelles. Si bien que ces deux traductions nous aident à mieux apprécier ce que fut la littérature russe des années 20 et 30 comme oubliée par les phares soviétiques et les tiroirs de la censure. Sologoub mourut en 1927, l’année même où Münchhausen à la dernière page du roman de Krzyzanowski préfère disparaître en regagnant les pages du livre d’où il vient. À toutes fins utiles.