Mouvement, juillet 2012, par Jean-Louis Perrier
Mission Russie
Dans son écriture, Vassili Golovanov met la littérature à l’épreuve d’un désastre russe.
Les six récits d’Espace et Labyrinthes se disposent autour du maître-livre de Vassili Golovanov, Éloge des voyages insensés, comme une série d’excursions autour d’un site principal. L’écrivain russe pratique la littérature comme autant d’expéditions entre le terrain et la table. L’écriture s’appuie sur des jambes robustes ou les pneus d’un vieux 4×4, dans une quête aux derniers des hommes, des survivants, des survivances, dont seules, la pratique ou la connaissance assurent de vivre dignement. Trois « insensés » le guident : Khlebnikov, Bakounine – épaulé par Dostoïevski – et Platonov, vers un territoire magnétique où tous ont eu affaire, résumé par le mot Asie. Depuis ces confins incertains, il est possible de retourner le monde, de rappeler l’homme à son existence d’homme, d’observer la nature de l’écriture dans l’écriture de la nature chez ceux qui la pratiquent sans forcément le savoir.
La conviction de Golovanov est faite : la littérature russe est menacée de disparition. Les fleuves qui la nourrissaient ne sont plus entretenus, plus respectés, leurs cours s’assèchent dans l’oubli collectif. La littérature russe est une autre mer d’Aral. L’un des apports essentiels à la geste humaine est en ruine, faute de piété filiale, faute de continuer à frayer l’imaginaire du territoire, en laissant ses sentiers se recouvrir à jamais. Bientôt, nous ne comprendrons même plus ces textes. Ils rejoindront la poussière. L’urbanité clinquante qui continue de porter abusivement le nom de Russie a coupé le fil de son ascendance en perdant toute intelligence des forêts et des fleuves. Les images de dévastation s’imposent dès la sortie des villes. La Russie était une épreuve jetée par la nature à l’homme. En la repoussant, le Russe s’est effacé du paysage et a condamné l’acte d’écrire.
La Volga, selon Golovanov, demeure pourtant comme un pli au milieu du livre. La page paire, bien ordonnée, offre l’Europe à la lecture, la page impaire, chaotique, témoigne de l’Asie. Golovanov va à la source ou au delta du fleuve comme à ceux de la littérature russe. Au débouché de la Caspienne, il rejoint les mânes de Khlebnikov. Dans les marais, il cherche les points d’invention de sa langue. Là où elle cogne au ciel. Parler des oiseaux, c’est engager la conversation avec eux, donner une consistance sonore à l’utopie. Les « insensés » de Golovanov ont tous à voir avec l’utopie. Elle n’est rien d’autre que le nécessaire dont l’homme ne veut pas. L’homme tel qu’en lui-même, au meilleur de lui-même, est mûr pour la concevoir mais pas pour la vivre. La Russie est à la fois le lieu de l’élaboration de l’utopie (voir Bakounine) et celui où sa destruction est la plus meurtrière (voir Bakounine). L’écrivain en recherche les traces comme autant de prodiges. Chez Platonov, dans les sables du Kazakhstan, il parcourt les lieux de sa chute. Ce n’est plus le salut de la Russie qui est en jeu, mais celui du narrateur et celui du lecteur. Le mot Russie désigne alors un pays plus grand qu’elle, la terre de mission de l’écrivain, où est en train de disparaître une certaine humanité.