Voir, 17 juin 1992, par Geneviève Picard
Le Marque-page : à l’est d’Éden
« Où avez-vous vu qu’on enterre un homme et qu’il se mette à chuchoter ? » Dans Le Marque-page de Sigismund Krzyzanowski, un recueil de nouvelles aussi totalement jouissif qu’espiègle et subversif que m’a recommandé par hasard et par passion un marchand de prose nommé Daniel Pennac.
Une introduction bouleversante retraçant le parcours de l’auteur méconnu dont la parenté avec Kafka ne tient pas qu’à une consonne, nous apprend qu’on commence à peine à découvrir les 3 000 pages de 1’œuvre de ce génie négligé, apôtre de l’exigence absolue et philosophe de l’absurde irréductible, dont pas une ligne ne fut publiée de son vivant (1887-1950).
Cent soixante d’entre elles nous font pénétrer dans un univers irréel d’une cohérence absolue, sans que l’on puisse identifier l’origine du dérapage qui nous a fait quitter la chaussée du quotidien pour le champ du rêve.
Cette embardée littéraire de premier ordre nous entraîne de la découverte d’un marque-page abandonné à celle d’un fabuleux conteur.
Se moquant gentiment de ceux qui ne suivent une histoire que pour traquer ses thèmes, le conteur se mue en « attrapeur de thèmes » et prouve qu’on peut en chasser partout, y compris dans l’histoire de la tour Eiffel qui, écœurée de respirer Paris, s’évade et finit par se suicider en piquant du nez dans le lac de Constance.
La vivacité des enchaînements étant aussi hallucinante que l’originalité de l’approche et du traitement, on se retrouve quelques paragraphes plus loin à partager l’agonie d’un chat prisonnier d’une corniche, à l’étrange aventure du copeau de bois qui rappelle à sa vraie nature un ancien menuisier devenu un fieffé « camarade ».
Chaque nouvelle explose en une dizaine d’histoires. Dans la plus fantastique, un onguent pour agrandir les pièces transforme les huit mètres carrés (maximum réglementaire alloué au célibataire soviétique) en un désert où se perdra le héros. Dans la plus noire, l’humanité trouve enfin le moyen d’exploiter une source d’énergie qu’elle croit à tort inépuisable : la haine.
En filigrane se dessine la Russie d’hier, de la famine, et de la révolution, cette « accélération de faits que l’esprit ne parvient pas à suivre ».
Comme toute nourriture riche, ces nouvelles doivent s’ingérer lentement. On les lira idéalement le soir, avant que « le signet noir du sommeil se pose entre un jour et un autre ». Car cette œuvre nocturne est un paradis peuplé de personnages égarés à l’extérieur des douze catégories kantiennes de la raison, un repaire de divagations, d’illogismes et d’utopies, où s’épanouissent tous les « rêveurs socialement nuisibles qui, dans notre siècle sobre et réaliste sont en quête d’impossible ou d’irréalisable ». Le moindre n’étant pas cet homme dont l’unique ambition est de parvenir à se mordre le coude.
Si impossible n’est pas français, il n’est pas russe non plus.