Lire, juin 2011, par Françoise Nice
Un regard de médecin sur la province russe
Cardiologue et éditeur de livres scientifiques traduits en russe, Maxime Ossipov s’est lancé en littérature. Son premier livre, Ma province (traduction Anne-Marie Tastis-Botton) a reçu une critique encourageante dans Le Monde. Mais étrangement, Raphaëlle Rérolle n’évoque pas un des thèmes pourtant présent dans ce livre, la condition des Juifs de Russie ces trente dernières années.
Nouveau venu en littérature, Maxime Ossipov rejoint l’aventure de son père, un écrivain qu’il a vu se débattre avec la censure soviétique. Son expérience de médecin de province fait aussi inévitablement penser à Tchekhov, le médecin-écrivain qui n’avait pas hésité à partir à ses frais loin de Moscou, pour ouvrir des écoles ou dresser l’état sanitaire accablant des prisonniers déportés dans l’île de Sakhaline.
Un monde enfermé
La deuxième nouvelle du recueil, La rencontre, évoque les dernières années de l’URSS et le couple de Genia et Natacha. Elle est lettone et juive, il est moscovite et chrétien, ils se sont rencontrés à l’époque de leurs études à Moscou. Un couple de musiciens sans enfants, une vie ordinaire. Tout bascule quand Genia se fait tuer par des voyous lors d’une visite dans un quartier mal famé. Ce fait divers est le point de départ d’une fiction qui replonge le lecteur dans les années 80. Ossipov dépeint un monde enfermé. Les copains de Genia sont juifs, et même les non Juifs du groupe ne rêvent que d’une chose : obtenir leur visa et partir. « C’était cela la force du système : personne n’avait le droit de partir ».
Ce n’est plus l’époque du complot des blouses blanches (1952-53), la dernière grande vague antisémite. En décembre 1952, Staline avait donné le ton au Politburo : « Chaque nationaliste juif est un agent potentiel des renseignements américains. Les nationalistes juifs pensent que leur nation a été sauvée par les USA ».
Lors d’une rencontre avec des Juifs américains, Gorbatchev témoignera de cette époque, en racontant avoir assisté à une scène où il vit un Juif jeté à bas du tram.
L’univers de La rencontre, ce n’est plus non plus l’époque des Juifs du silence rencontrés en 1966 par Elie Wiesel. Au cours des années 80, l’antisémitisme d’état repose sur l’antisionisme. L’interdiction de voyager est la discrimination la plus visible, mais ce n’est pas la seule. Toute vie religieuse ou culturelle spécifique reste interdite ou dangereuse. Les études supérieures ne sont pas toutes accessibles aux Juifs, sauf en médecine. Le passeport soviétique mentionnait aussi l’appartenance nationale : Juif, Tatar, etc.
Maxime Ossipov évoque ce monde clos et morose, où le rare visiteur étranger est considéré comme la plus haute des curiosités. Dans cette société bloquée, « heureusement il y a Bach ». Après la mort de son compagnon, Natacha trouve du réconfort auprès d’un prêtre d’origine juive. Cahin caha, Juifs et non Juifs coexistent et se rencontrent. Ossipov campe trois personnages paradoxaux, Natacha qui se découvre enceinte de son compagnon décédé, le faux prêtre d’origine juive qui lui fait découvrir l’Ancien Testament et un vieux médecin qui s’accuse d’avoir provoqué la mort de sa mère et tente de noyer sa culpabilité dans l’alcool.
Coma provincial
Dans Le centième kilomètre, Maxime Ossipov raconte la Russie d’aujourd’hui, ses trois années de cardiologue en chef dans un hôpital public à Taroussa, une petite ville à une centaine de kilomètres de Moscou. Le diagnostic est effrayant : « Chez les malades comme d’ailleurs chez beaucoup de médecins, ce qui frappe avant tout, c’est qu’ils ont peur de la mort et n’aiment pas la vie. Ils ne veulent pas penser à l’avenir : tout doit rester comme avant. Ils ne vivent pas, ils subsistent. » Et d’énumérer les plaies : abrutissement des hommes « quasiment analphabètes » et incapables de prendre en charge leur traitement, alcoolisme et violence ordinaire : « dans toutes les familles, il y a eu dans un passé proche des cas de mort violente ».
Il relève la solitude, l’absence de solidarité et la tendance à un darwinisme médical : pourquoi soigner une vieille personne pauvre ? La corruption se double aussi d’une banalisation du recours au banditisme pour régler les problèmes.
Et pourtant. Grâce aux dons d’un oligarque anonyme, son équipe tient de bons résultats sanitaires. Mais des bureaucrates locaux vont s’en mêler : la médecin-chef est virée. Ossipov et son adjoint se battent. Ils vont recourir à « une Personne Haut Placée » et à une campagne de solidarité sur le web. Un combat qu’ils gagneront, non sans s’être attiré un article anonyme dans la presse locale, un article qui reprend l’antienne de « l’allogène venu s’emparer des forces et des moyens que le peuple russe a mis des milliers d’années à constituer ». Caustique, Ossipov ajoute : « Comment c’est, d’être Juif dans la Russie actuelle ? » me demande une bonne dame membre d’une organisation juive internationale – ils n’ont que cela en tête. Je réponds : « c’est dur mais c’est légal. »
La Russie juive d’aujourd’hui a beaucoup changé : Un million de Juifs ont quitté l’ex-URSS, Moscou a perdu presque la moitié de ses Juifs. La vie religieuse et communautaire s’affiche librement. Mais en même temps, le vieil antisémitisme russe s’est déchaîné avec l’apparition d’associations nationalistes (Pamiat) et de groupuscules monarchistes ou néo-nazis.
En 2005, à l’époque ou Maxime Ossipov découvre la misère morale de la province russe, 500 personnes demandent à la justice d’examiner les activités des organisations juives en Russie. Ils les comparent aux sectes sataniques. L’appel est publié dans un journal orthodoxe russe extrémiste, il recueillera dix mille signatures. 19 des signataires, députés à la Douma, demanderont la fermeture de toutes les organisations juives. Il n’y a pas seulement les appels à la haine, il y a aussi les voies de fait : Le 11 janvier 2006, un homme scandant des slogans antisémites fait irruption dans une synagogue de Moscou et blesse huit fidèles.
Dans son rapport de 2007, SOVA, l’observatoire spécialisé des faits de racisme, d’antisémitisme et des violations des droits de l’homme constate que les agressions physiques contre les Juifs et leurs biens sont minoritaires. Les principales victimes les « Caucasiens », souvent qualifiés de « noirs » ou « bougnoules ». SOVA note aussi que la justice poursuit davantage que par le passé. Mais si les pouvoirs publics semblent vouloir se départir d’une attitude complaisante, la littérature antisémite circule librement dans les librairies et sur le net. Et les préjugés antisémites persistent : en 2006, l’institut indépendant de sondage Levada révélait que 41 % des Russes voulaient réduire l’influence des Juifs dans la vie publique4. Une tendance en recul, mais un cliché persistant. Les fortunes scandaleuses réalisées par les oligarques et parmi eux par des personnalités juives (Tchoubaïs, Goussinski, Berezovski, Abramovich), les deux procès contre l’ancien patron du groupe Yukos, Mikhaïl Khodorkovski, ont permis au pouvoir de cristalliser le désenchantement et les frustrations sociales nés de vingt ans de réformes brutales et inégalitaires. À mots couverts ou explicites, l’antisémitisme s’exprime dans la plupart des milieux politiques. La figure de l’agent du capitalisme mondial a succédé à la figure de l’agent sioniste.
Loin de Moscou et des médias, Maxime Ossipov prend le pouls d’une société traumatisée, que ne tiendrait ensemble que son inertie et note, aigre-doux : « Notre vie est tellement moche, c’est pour cela qu’on a une si belle littérature ».