Le Matricule des anges, mai 2011, par Étienne Leterrier
Au cœur du vide
En deux nouvelles, Maxime Ossipov réveille la tradition réaliste du médecin littérateur. Et pose sur une bourgade de province russe un regard qui embrasse d’un seul tenant corps et âmes.
Maxime Ossipov est de ces écrivains dont la plume est un scalpel. Cardiologue de formation, écrivain de vocation, il offre avec Ma province son premier recueil publié en français : deux larges nouvelles dont la première est constituée de notes prises au cours de l’exercice de sa profession dans une bourgade nommée Taroussa, à une centaine de kilomètres de Moscou. L’autre raconte sur le mode des points de vue alternés une relation amoureuse entre deux musiciens que la mort sépare et réunit.
Mais dans les deux cas il s’agit d’exils, réel ou intérieur, ce qui revient en fait au même. Le médecin choisit pour s’installer de parvenir jusqu’au « cent-unième kilomètre », distance de sécurité nécessaire entre soi et la métropole moscovite. Le deuil demande à Natacha, violoniste, d’exister différemment. « Pour faire quelque chose de sa vie, sa vie à soi et non une vie abstraite et collective, il faut de l’espace ; à Moscou on en manque » énonce le narrateur ossipovien. Parvenu jusqu’à ce lieu où se réaliser soi-même, le cardiologue se penche dans la première des deux nouvelles sur la misère sociale, psychologique, affective contre laquelle rien ne semble pouvoir être fait : galerie de portrait d’êtres brisés par le dénuement ou la solitude, alcooliques, cas sociaux, des gens qui « ont peur de la mort et n’aiment pas la vie ». Le narrateur tente donc de pallier au plus urgent, ne ménage pas sa peine, se contraint à fraterniser avec une bureaucratie bornée et plus ou moins corrompue pour tenter de moderniser un petit hôpital en crise.
Derrière ces carnets d’un médecin de campagne, comme derrière le pas de deux d’une relation amoureuse brisée par la mort de l’amant, c’est d’une dissection en règle du mal-être de la société rurale russe qu’il s’agit. Balzac (lui aussi auteur d’Un médecin de campagne) l’avait également compris, qui fit du brave médecin Horace Bianchon l’un des principaux analystes de sa Comédie humaine… pour ne pas mentionner les personnages de Céline, tant parfois il semble que la pratique quotidienne de la misère et de la pauvreté aurait pu jouer à Ossipov le même tour qu’à Louis-Ferdinand une plongée dans le cynisme et la rage.
Or, rien de tout cela dans la prose d’Ossipov. Plutôt une ironie permanente qui fait souvent sourire en demi-teinte face à ces analphabètes qui écrivent à Poutine pour lui demander un meilleur accès aux soins. Et une tentation constante, chez lui, à convoquer les grandes figures de la tradition littéraire russe, de Gogol à Tchekhov (autre figure d’écrivain en blouse blanche), et paradoxalement Dostoïevski. C’est en effet l’auteur de L’Idiot qui imprime le plus sûrement sa marque sur les pages d’Ossipov, en lui faisant alterner en permanence les deux prismes avec lesquels il décrit le réel, le concret et le spirituel, le médical et le métaphysique. La cohabitation, d’ailleurs, est rarement aisée « peut-être que ça vaudrait la peine de changer les traditions de la grande littérature russe et de ne pas chercher une profondeur dostoïevskienne en chacun […] mais de constater simplement, en médecin : c’est un alcoolique, un imbécile, un sale débraillé… » Toute l’ambiguïté de l’écriture de Maxime Ossipov tient dans cette phrase, qui montre contrairement à ce qu’un angélisme tentant pourrait laisser croire, que médecin et écrivain sont deux rôles difficiles à tenir simultanément.
Pourtant Ossipov ne cherche jamais à désigner de coupable. C’est là où il fait œuvre d’écrivain et non de polémiste. « C’est effrayant de se battre contre l’incarnation du vide « énonce l’auteur, donnant ailleurs le nom de ce vide : « l’argent et l’alcool, c’est-à-dire deux incarnations du Rien, du vide, de la mort ». Rien que cela, finalement dans le regard du médecin Ossipov : un trait tracé entre l’obscurité du présent et celle de toujours.