Études anglaises, tome XLVIII, nº 3, 1995, par Jacqueline Genet
On parle souvent de l’impossibilité de traduire la poésie dans une autre langue, de la difficulté à rendre la véritable dimension poétique. La signification peut être conservée mais qu’en est-il de tout ce qui constitue la nature même du poème ? Jean-Yves Masson s’est lancé dans cette tâche impossible. Son premier mérite est de traduire intégralement des volumes de poèmes de Yeats, ce qui, avant lui, n’avait jamais été entrepris, car M.L. Cazamian, René Fréchet, Jean Briat et Yves Bonnefoy – pour citer les plus importants – avaient opté pour un choix de poèmes. Or chaque volume de Yeats constitue une entité à part entière qu’on a plaisir à retrouver ici, dans une présentation fort agréable. Derniers Poèmes qui fait suite à deux autres volumes de traductions : Les Cygnes sauvages à Coole et Michael Robartes et la danseuse, révèle au public français certains des plus beaux poèmes. La présentation liminaire rend brièvement compte de la grandeur et de l’intensité de ces derniers poèmes, du « ton extrêmement nouveau » de ce recueil dominé par la « joie tragique » et de l’ordonnancement des poèmes choisi par le traducteur. Les notes sont un apport précieux au lecteur, même si on y décèle une erreur minime : Jeanne la Folle n’est pas complètement une « figure inventée par Yeats ». Dès 1904, dans ses notes aux Plays for an Irish Theatre, il mentionnait une vieille femme du nom de « Marie la Toquée » qui lui aurait inspiré le chant de The Pot of Broth où il est question de « Jack the Journeyman ». Yeats l’associe ensuite à une autre vieille femme qui vivait dans une petite chaumière près de Gort et dont le langage était particulièrement osé. « L’une de ses grandes performances est sa manière de décrire la mesquinerie d’une marchande de Gort discutant du prix d’un verre de bière brune, ce qui la fit tellement désespérer du genre humain qu’elle s’enivra. Les incidents de cette ivresse ont une magnificence épique » (Letters, p. 785-786). Yeats renonça au nom de Mary peut-être pour ne pas blesser la famille de la vieille paysanne de Gort et pour éviter les insinuations malveillantes qu’aurait pu susciter ce choix. On souhaiterait aussi que ces notes soient parfois un peu plus développées. Il n’est par exemple pas inutile de savoir qu’O’Higgins était surnommé le « Mussolini irlandais », qu’il prit des mesures impitoyables pour restaurer l’ordre et fut en grande partie responsable de l’exécution de soixante-dix-sept républicains en 1922-1923. Yeats avait été profondément impressionné par cette phrase d’O’Higgins : « Personne ne peut s’attendre à vivre qui a agi comme moi » (Letters, éd. Wade, p. 809). À propos de la référence à Grimalkin dans « The Statues », on reste sur sa faim quand on lit : « Aucun passage de Yeats n’éclaire de façon convaincante ce vers très diversement commenté. » Le titre de l’ouvrage où Yeats expose son système n’est pas Vision, comme l’a traduit L.G. Gros mais Une vision. La qualité générale de la traduction est digne d’éloges : elle est attentive, précise et souvent élégante, même si certaines traductions interpellent le lecteur. Fallait-il garder en français le mot « gyres » utilisé dans la composition de quelques mots mais jamais seul ? Le mot anglais est rare, mais « spire » l’est également. Le deuxième vers du poème qui porte ce titre : « Things thought too long can be no longer thought » est remarquable par son équilibre symétrique, souligné par la répétition de « thought » qui disparaît de la traduction. Traduire « of » par « à force de » répété, au troisième vers, donne au français une lourdeur absente du texte anglais. « Ancient lineaments » peuvent être certes « les traits des visages anciens » mais aussi plus généralement « les formes de jadis ». « Nous, spectateurs, nous ne pouvons que rire, saisis de joie tragique » dilue, par sa longueur, la densité du vers anglais. « We that look on, but laugh in tragic joy ». Dans « Lapis-Lazuli » : le « tout bonnement » de : « À pied tout bonnement ou par la mer elles s’en vinrent » pour : « On their own feet they came, or on shipboard » est un ajout. Pourquoi ne pas conserver l’inversion de « Seventy years have I lived » dans « Imitated from the Japanese » ? « Did that play of mine send out/Certain men the English shot ? » de « The Man and the Eco » traduit par : « Est-ce une de mes pièces qui envoya/Ces hommes devant les fusils anglais ? » ne donne pas l’idée que Yeats s’interroge ici, non pas sur n’importe laquelle de ses œuvres théâtrales, mais sur une pièce très précise, en l’occurrence Cathleen Ni Houlzhan. Dans « Under Ben Bulben » : « Ils ne font rendre ceux qu’ils enterrent/À l’esprit de l’humanité » est une coquille. Le Ben Bulben est une montagne : on s’attendrait donc plutôt à « Au pied du Ben Bulben », au lieu de « Au pied de Ben Bulben ». Jean-Yves Masson parle d’ailleurs du Knocknarea. Mais sa tâche était difficile et sa réussite est par ailleurs incontestable. Il nous annonce La Tour et L’Escalier en spirale et autres poèmes. Nous ne pouvons que nous en réjouir. Peut-être s’achemine-t-on vers une traduction complète de la poésie de W.B. Yeats ?