La Croix, 9 février 1991, par Michel Crépu
Le principe de la beauté
Tout le monde sait bien qu’en Irlande, il n’y a guère que la Providence pour mettre un peu d’ordre dans ce pays de fées, de bardes et de mystères. Mettra-t-on également au compte de celle-ci le fait que W.B. Yeats (1865-1939) soit né à Sandymount, faubourg de Dublin, un lieu éminemment joycien puisque c’est sur la grève du même nom que Stephen, dans Ulysse, tel un héros de L’Iliade, promène ses pensées ?
À vrai dire, la comparaison s’arrête là, précisément au bord du rivage. À l’époque où nous suivons Stephen dans sa méditation homérique, Joyce a depuis longtemps choisi l’exil, une relation séparée à l’Irlande et Yeats ne lui paraît plus qu’un pair lointain, tout encombré d’ésotérisme et d’occultisme, d’un attachement au pays qu’il ne comprend plus sous cette forme.
En effet, et il convient de le souligner car l’on a un peu tendance parfois à ne considérer qu’il n’est de grand Irlandais qu’exilé, Yeats n’a pas choisi la séparation ; mais si l’Irlande fut pour lui ce prodigieux matériau de rêve dont il s’était rendu familier depuis les premières vacances campagnardes à Sligo, cet attachement ne vaut pour nous que parce qu’il a joué pour Yeats le rôle d’un véritable combustible, qu’il a été proprement le lieu intime d’une initiation poétique qui ne pouvait pas tenir dans les seules limites frontalières de la « patrie ».
Ce fils de culture anglo-irlandaise (son père, qui était peintre, avait connu les derniers préraphaélites) ne cherchait pas tant à idéaliser une Irlande mythique – il écrivait en anglais, non en gaélique – qu’à donner à celle-ci un pouvoir poétique héritier de la grande tradition homérique. Dans un très bel article du Cahier de L’Herne qui lui fut consacré, Katleen Raine écrit très justement qu’en Irlande, le « poète découvrira deux passions toutes prêtes : l’amour de la vie invisible et l’amour du pays ». Ce double amour qui rapprocha Yeats de certaines trajectoires « mystiques », de Blake à Swedenborg, rend parfois difficile l’accès à son œuvre.
Le recueil que nous présente aujourd’hui Jean-Yves Masson dans une fort belle traduction qui laisse augurer au mieux des volumes qui suivront est celui d’un Yeats mûr, capable désormais d’articuler sa propre parole poétique sans la remettre au pouvoir d’une puissance occulte dont il ne serait que le serviteur. C’est bien la parole ici dans son aventure rythmique propre qui crée son monde. Le premier poème du recueil donne son titre à l’ensemble : Les Cygnes sauvages à Coole (Coole est tout bonnement l’endroit en Irlande où Yeats vit désormais, à partir de 1919, aux côtés de son amie lady Gregory). Il s’ouvre sur une simple vision : « Les arbres, les voici dans leur beauté d’Automne/ À travers bois les chemins sont secs/ Sous le crépuscule d’octobre les eaux/ Reflètent un ciel tranquille ;/ Sur les hautes eaux, passant entre les pierres/ Vont les cygnes, cinquante et neuf. »
Vision de mélancolie et de détachement : du temps qui passe et de sa trompeuse et magique immobilité. « Mystérieux et beaux », les cygnes sauvages ne symbolisent pas, ils SONT à cet instant précis l’image parfaite de ce qu’il y a de nécessairement douloureux au spectacle de la beauté : insaisissable, indifférente, liée à une sorte d’universelle incertitude : « Mais maintenant ils glissent sur les eaux tranquilles,/ Mystérieux et pleins de beauté ;/ Parmi quels joncs feront-ils leur nid,/ Sur la rive de quel lac, de quel étang/ Raviront-ils d’autres yeux lorsque je m’éveillerai/ Et trouverai, un jour ; qu’ils se sont envolés ? ».
Que reste-t-il au poète dans ces conditions sinon ce pauvre pouvoir d’écriture que Yeats résumait lui-même dans un texte que cite Jean-Yves Masson au final de sa préface : « Nous ne devons pas créer une fausse foi en cachant à nos pensées les causes du doute. Nous ne devons pas non plus créer, en cachant la laideur, une fausse beauté pour l’offrir au monde » ?