La Quinzaine littéraire, 16 avril 1991, par Jacques Darras
Brève reprise irlandaise
Yeats et Joyce, Yeats ou Joyce. Le catholique, le protestant. Lorsque le héros de Ulysses quitte la tour qu’il habite au nord de la baie de Dublin pour entamer sa mémorable journée dans la ville à la rencontre programmée de Leopold Bloom, il tourne solennellement le dos à l’une des ambitions majeures de l’Irlande combattante : se replier sur soi, cultiver les lointaines valeurs fondatrices indissociables d’une société terrienne à l’image du travail en légitimation nationale entrepris par le petit-fils d’un pasteur de Sligo, le poète William Butler Yeats.
Loin de sa terre, à l’ouest, tout en bas du comté de Galway, Yeats a délibérément emménagé dans une tour anglo-normande dressée en pied d’armes dans un étincelant, musical ruisseau dont le courant va traverser une pièce d’eau quelques centaines de mètres plus loin au milieu d’un parc seigneurial, Coole Park. Pressentiment de l’océan au fond des feuillages que l’on aperçoit depuis sa terrasse crénelée, communauté de légendes recueillies dans les vallons alentour, proximité de la très chère protectrice Lady Gregory, Yeats œuvre en paix, loin du bruit et de la fureur des miliciens.
Il rêve à une indépendance affective dont il affirme et affermit les symboles. Jadis flous, les paysages rêvés prennent désormais solidité et forme dans la pierre. Une poésie brumeuse s’évapore, faisant place au cisèlement, à l’aphorisme, à la ligne nerveuse et sèche dont la mémoire s’empare, prête à les colporter. On ne peut certes pas réellement parler de poésie populaire à son propos tant les valeurs défendues sont conservatrices, mais il n’empêche que la forme choisie s’approche d’une langue simple, reconnaissable.
Paradoxalement, l’émigré Joyce emprunte au même moment la route frayée jadis par les clercs médiévaux irlandais jusqu’en Suisse (Zurich n’est pas si loin du Saint-Gall de Colomban) ressuscitant une langue farcesque, polyphonique, cultivée à l’extrême, donc totalement incompréhensible aux lecteurs profanes. Ironie d’un conflit aussi ancien que l’Irlande même, le monde va seulement retenir (sous le nom de modernité) la forme laïque de ce débat dont il ne saisit ni l’origine ni l’enjeu. Car sous une apparence de schisme, Joyce renoue en réalité avec l’ancienne filiation théologique, faisant de Ulysses une « télémachie » spirituelle de l’Occident.
Certes les deux œuvres ne font pas le même poids, au moins quantitativement. Je reste pourtant frappé d’une chose, à savoir que l’une et l’autre sont profondément marquées par le symbolisme ambiant. Mieux même, il n’est pas sûr que William Butler Yeats n’en ait pas été le plus lucidement conscient des deux. Legs probable de la sécheresse, de la nervosité américaine ayant frappé son œuvre par le milieu (quelle cassure déjà Les Cygnes sauvages à Coole !) ses images tout à coup s’allègent de leur nuit wagnérienne. Les cygnes qui montent à l’ouverture ne sont plus ceux de Lohengrin – sèches, dès la deuxième ligne, doublement sèches par l’accent, les allées forestières (the woodland paths are dry).
Ne jamais oublier, en la circonstance, l’intervention chirurgicale majeure de l’Imagisme opérée par le jeune aventurier poète Ezra Pound débarquant du Middle-West à Londres en 1907 et bientôt devenu secrétaire du poète irlandais ! Pound, en pleine guerre mondiale, taillera les pelouses aristocratiques de Yeats comme tout à l’heure il dévastera sauvagement les terres gastes de T.S. Eliot. Qu’a-t-on à faire de Joyce en Amérique pourrait ainsi être l’autre versant d’une question que, de ce côté-ci de l’Atlantique, nous formulerions : avons-nous encore besoin de Yeats ?
Oui bien sûr, quoique certainement moins de la partie occultiste obscure que du coup de fouet tout à coup imprimé à l’allure du vers. Ah ! quel galop, quelle fête des fers, quatre à quatre, dans la prairie. Sont-ce les mustangs des Loomis, ces voleurs de chevaux du Kentucky, qui redonnèrent leur cabrure, leur nervosité à la syntaxe molle du symboliste ? On le croirait. Vitesse de ligne, pivot sur la syntaxe – traducteur, traducteur attention ! Le cheval yeatsien est comme un immobile dévoreur d’espace dont la force ne se maîtrise pas seule par le maintien.