La Quinzaine littéraire, 16 juillet 2008, par Élisabeth Muller

W.B. Yeats, au long du labyrinthe

À l’instar de Jacqueline Genet pour la même collection, Jean-Yves Masson nous fait la grâce de reproduire fidèlement les recueils complets des poèmes de Yeats, permettant ainsi au lecteur d’apprécier leur « agencement d’ensemble ». La disposition de ces poèmes démontre en effet « combien ce fils de peintre avait le sens des proportions ». Ainsi, dans le volume intitulé L’Escalier en spirale, un fil conducteur se déroule tout au long du labyrinthe constitué par le royaume des ombres.

Ce périple dans l’Hadès est proposé au lecteur dès le premier poème dédié à deux chères disparues, les sœurs Gore-Booth, et trouve son point d’achèvement en milieu de volume avec « Byzance », la cité enchantée de l’Empereur que le poète visite à la suite d’un mystérieux guide, Tirésias ou Virgile.

Une bouche que la buée du souffle a fui peut convoquer
D’autres bouches sans souffle ;
J’acclame le surhumain ;
Je l’appelle mort-dans-la-vie et vie-dans-la-mort.

Cette excursion vers l’au-delà s’achèvera dans une mystérieuse danse des esprits :

À minuit sur le pavement impérial voltigent des flammes
Que nul bois n’alimente, que le feu de l’acier n’a pas allumées,
Que nulle tempête ne perturbe, flammes nées de la flamme
Où des esprits nés du sang
Viennent se défaire de toutes les complexités furieuses,
Mourant dans une danse,
Une agonie en transe,
L’agonie d’une flamme qui ne roussirait pas une manche.

Cet ensemble nocturne, régulièrement ponctué par la lumière de la lune (« Le sang et la lune », « La lune folle ») au début du recueil, va s’éclairer peu à peu, tandis que le thème du soleil se dessine en contrepoint. La lumière, annoncée par les cheveux blonds d’une jeune fille dans « Pour Anne Gregory », se fait triomphante dans « À Algéciras – Une méditation sur la mort », indécise dans « Vacillation » et finalement extatique dans le dernier poème « Rivière et soleil à Glendalough ». Une telle alternance fait écho aux atermoiements de Yeats concernant le christianisme, une forme de transcendance qu’il décide de rejeter mais qui hante néanmoins la seconde moitié du recueil comme en témoigne bon nombre de poèmes : « Huile et sang », « Le mouchoir de Véronique », « À Algéciras – Une méditation sur la mort », « La mère de Dieu » et « Incertitude ». Ainsi, ce volume, axé sur une dialectique des contraires, pourrait se résumer par le titre du poème clé « Incertitude » (Vacillation en anglais), dont Jean-Yves Masson nous restitue fidèlement l’extase faite d’étourdissement quasi-physique. On note que cet embrasement de tout l’être offre un contraste parfait avec la description prosaïque de l’environnement immédiat du poète, créant ainsi un effet antithétique qui n’est pas sans rappeler le ton plus désespéré des poèmes de T.S. Eliot.

Ma cinquantième année était venue et avait fui,
J’étais assis un homme solitaire
Dans un salon de thé bondé à Londres
Un livre ouvert et une tasse vide
Posés sur une table de marbre.

Alors que j’observais la salle et la rue,
Tout mon corps soudain s’embrasa,
Et pendant vingt minutes à peu près
II me sembla, tellement ma joie était grande,
Que j’étais béni et pouvais bénir

L’Escalier en spirale est complété par deux séquences intitulées Paroles à mettre en musique (peut-être) et Jeunesse et vieillesse d’une femme au cours desquelles Yeats confirme son talent de poète dramatique en laissant la parole à différents protagonistes hauts en couleur, tels Jeanne la folle, Tom le lunatique dans le premier cycle et un personnage féminin anonyme dans le deuxième. La philosophie personnelle de Jeanne et de Tom s’oppose tout d’abord mais les fluctuations de cette étrange musique se concluent dans le dernier poème du cycle où le philosophe Plotin rejoint Platon et Pythagore dans les Îles Bienheureuses pour écouter le fameux chœur de l’Amour décrit par Porphyre dans sa Vie de Plotin (« Paroles de l’oracle de Delphes sur Plotin »). Le deuxième cycle, en revanche, marque un retour vers une réalité plus tangible et se termine par une adaptation du troisième stasimon d’Antigone de Sophocle qui est à l’origine un hymne à l’irrésistible puissance d’Eros. Sous la plume de Yeats cependant, l’amertume du sort d’Antigone, cette jeune vie palpitante confrontée à la poussière de la mort, acquiert une âpreté toute homérique :

Prier je veux et chanter je dois,
Et je pleure pourtant – la fille d’Œdipe
Descend dans la poussière sans amour.

À la fraîcheur de la traduction de Jean-Yves Masson s’ajoute le mérite particulier d’un volume où de véritables joyaux méconnus manquant régulièrement à l’appel des différentes anthologies illuminent enfin les différentes séquences. Cependant, ce travail, en tout point remarquable, n’évite pas quelques écueils. Dans un souci marqué de clarté par rapport à la syntaxe française, le traducteur encombre parfois ses vers d’une surabondance d’articles, de prépositions et de pronoms qui s’applique à rendre exactement le sens de la phrase, mais au détriment de la concision et de l’envol lyrique. Dans le poème intitulé « Mort » par exemple, une trop grande précision alourdit l’ensemble, alors qu’un allégement de la construction, pratiquée d’ailleurs par Yves Bonnefoy, serait la bienvenue (W.B. Yeats, Quarante-cinq poèmes, Gallimard, 1993).

En outre, certains affaiblissements sont à déplorer. On pense en particulier à ce raging in the dark, rendu par une expression assez vague « errer dans les ténèbres » dans « Le choix » alors qu’il s’agit bien là de « fureur », un motif yeatsien récurrent. En effet, dans « La vision qu’elle eut dans le bois », huitième station de la séquence Jeunesse et vieillesse d’une femme, une expression semblable se retrouve dans la bouche du personnage féminin dont la frustration renvoie à celle du narrateur du premier poème puisque dans les deux cas, il s’agit de l’impuissance associée à la vieillesse (at winedark midnight… I stood in a rage).

Quelques imprécisions sur le sens apparaissent également. Ainsi, à la fin de la première strophe de « Un dialogue entre le Moi et l’Aine », l’âme incite le Moi à se concentrer sur « ce lieu où toute pensée s’élabore ». D’après Vision, le traité ésotérique de Yeats, ce « lieu » se réfère à la première phase du cycle de la lune, celle de la lune noire où toute chose est absorbée par le principe divin. Un tel anéantissement ne paraît pas compatible avec une pensée qui « s’élabore » et il serait préférable d’entendre le participe passé, done, dans son second sens de « fini », « achevé ». C’est d’ailleurs le choix de René Fréchet qui traduit le même vers par « Au point où le penser finit » (W.B. Yeats, Choix de poèmes, Aubier, 1975).

Outre ces quelques réserves, inévitables pour un travail de cette envergure, on ne peut que saluer la grande connaissance de l’œuvre de Yeats dont Jean-Yves Masson fait preuve. Sa traduction est précisément pleine de charme en ce qu’elle nous présente un miroir exact des vers de Yeats. Des trois traductions consultées, la sienne est peut-être la plus fidèle à l’esprit du poète, et le traducteur doit une partie de son inspiration à Kathleen Raine, figure éminente de la critique yeatsienne. On se doit de noter, entre autres réussites, la prise en compte du verbe sail, qui, dans l’œuvre de Yeats, est souvent associé au symbole néo-platonicien d’une traversée au-delà de la mer de l’espace-temps : ainsi, « l’âme fait voile sous nos yeux » dans « Coole et Ballylee, 1931 » et « Swift rejoint la rive de son repos » dans « L’épitaphe de Swift ». Signalons pour terminer que cet ouvrage est assorti de notes explicatives qui témoignent d’une bonne maîtrise des classiques et de la philosophie néoplatonicienne, deux clés de voûte indispensables pour comprendre l’aboutissement de l’œuvre du poète irlandais.