Le Monde, 8 mars 1991, par Christine Jordis

Yeats réconcilié ?

William Butler Yeats (1865-1939) fut de son vivant le plus grand poète de l’Irlande. Prix Nobel de littérature en 1923, il est resté relativement méconnu du public français, mais la floraison de traductions qui paraissent depuis quelque temps devrait commencer à alerter l’attention des lecteurs. Les Cygnes sauvages à Coole, (bien) traduit par Jean-Yves Masson, constitue la première publication intégrale en français d’un des recueils majeurs de Yeats (1919). Mais déjà Yves Bonnefoy avait donné une traduction appelée à faire date, de quarante-cinq des plus beaux poèmes de Yeats, en même temps, à peu près, que paraissent une édition bilingue de cinquante et un poèmes réalisée par Jean Briat, qui a longtemps travaillé l’allant rythmique des phrases, « l’état chantant » dont parlait Valéry, et une anthologie bilingue réunie et introduite par René Fréchet chez Aubier.

Signalons encore, parmi les publications récentes, Byzance et autres poèmes, traduits par Fouad el-Etr dans une belle édition illustrée de dessins d’Olivier O. Olivier à La Délirante et les travaux importants réalisés par Jacqueline Genet et son équipe à l’université de Caen. Les éditions Hatier annoncent, en outre, une nouvelle traduction de La Rose secrète par Pierre Leyris, et Granit va publier Le Seuil du roi dans la traduction d’Yves de Bayser (qu’on a pu voir représenté ces dernières semaines au Théâtre de la Cité universitaire, dans une bonne mise en scène de Jean Bollery).
Chacun des commentaires ou avant-propos qui accompagnent ces ouvrages nous renvoie une image différente de Yeats, poète, écrit Bonnefoy, dont « c’est le propre présent dans chacune de ses paroles d’une façon si intense et, pourrait-on dire, si transparente qu’on ne peut le lire sans se prêter à son drame ». Ce drame ne contredit pas sa recherche de la poésie ; plutôt la dirigea-t-il. Bonnefoy d’indiquer les deux termes de l’ambiguïté qu’il y a chez Yeats en soulignant la tension qui naît d’entre eux et qui permit à sa poésie, après s’être dégagée du symbolisme et, plus tard, des traditions de l’Irlande, « d’être vraie ». Cette ambiguïté, les contradictions qui déchirèrent Yeats, on les interpréta diversement, insistant tantôt sur un terme tantôt sur l’autre, voyant en lui l’homme d’action qui fonda et dirigea l’Abbey Theatre, le partisan de l’indépendance irlandaise ou, au contraire, le rêveur invétéré qu’attiraient la mouvance celtique, la théosophie et les Rose-croix, et qui tenta de fondre dans son œuvre les traditions poétiques et mystiques en une fantasmagorie qui sembla obscure à plus d’un. Après une période d’alternance, il tenta d’atteindre dans sa poésie à « l’équilibre ou la réconciliation de traits opposés », selon l’expression de Coleridge. Le Père Rose-Croix, qui accomplit le mariage mystique de la rose et de la croix, put lui sembler le symbole de la réconciliation.

Yeats ressentait profondément le fait qu’il n’existe aucune mesure entre la réalité et une tension de l’imagination. « Aucune vie ne peut rassasier nos rêves », écrivait-il, et quelques années plus tôt dans son journal, « la vie… est une perpétuelle préparation pour ce qui n’arrive jamais ». Dans le même temps s’affirme, force majeure, son adhésion fascinée à la réalité sensible, l’amour pour la chose d’ici-bas, – « un amour irrationnel, passionné, total, oui absolu pour la vie » comme l’écrit Jean Briat, et, plus précisément, pour l’image de la femme. On sait que Yeats aima Maud Gonne, la belle militante de l’indépendance de l’Irlande, au point que dans La Rose du monde il la plaça auprès de Dieu et en fit l’archétype de tout bien ; mais Maud Gonne voulut que toute sa vie il reste privé d’elle.

De cette déception, de ce désir persistant et jamais assouvi pour l’être de chair et de sang, faut-il conclure comme Yves Bonnefoy – infatigable pourfendeur des leurres du rêve – que ce que Yeats appelle, quand l’univers le déçoit, c’est, à travers des rêveries qui ne sont que brumes légères, « la réalité ordinaire encore » ? Réalité sans doute transmuée par la vision poétique mais qui n’en est pas moins circonscrite tout entière dans « cette vie-ci »… Faut-il constater que « ce monde n’a pas d’issue puisqu’il est en soi-même la valeur qu’on lui oppose » et penser que Yeats n’eut recours au symbole que « pour retourner le sol du vécu, non pour lui substituer le monde du rêve » ? Cela revient à laisser de côté « la métaphysique », « quelques mythes bizarres », et « les pratiques occasionnelles de magicien amateur » auxquelles s’adonna Yeats. D’autres, cependant, et parmi eux le poète Kathleen Raine, virent en lui le prophète d’une nouvelle ère spirituelle : « Yeats est, en quelque sorte, un investigateur scientifique, mais il est animé par une adhésion imaginative qui contribue à créer la réalité vers laquelle on tend ; cette réalité n’est rien de moins que l’élaboration des mondes – les cieux et la terre – habités par l’âme ».

Sans trancher le débat, on peut se reporter pour mieux le comprendre à l’excellente biographie de Richard Ellmann : Yeats, The Man and The Masks, à sa mort, Yeats « travaillait à rapprocher les deux forces qui sont à l’œuvre dans le monde » ; la tension entre les termes opposés n’était pas encore épuisée.

En 1919, quand fut publié Les Cygnes sauvages à Coole, Yeats venait de se marier. Quelques jours après la cérémonie, Mrs. Yeats, pour la première fois de sa vie, s’essaya à l’écriture automatique. Après avoir tracé sur le papier quelques lignes dépourvues de sens, elle sentit soudain que sa main était dirigée par une puissance supérieure. Dans les fragments qui apparurent alors, Yeats perçut les rudiments d’une vision qu’il avait en vain pourchassée, à travers diverses techniques magiques, pendant ses années de jeunesse et tenté d’élaborer dans son âge mûr. De la veine d’inspiration qui suivit, de l’humour du poème Salomon à la reine de Saba, Ellmann conclut que le mariage fut pour Yeats « le symbole de l’antinomie résolue ». Lisons plutôt dans ce recueil, augmenté des notes précieuses de Jean-Yves Masson, Ego Dominus Tuus et les Phases de la Lune ; on y voit jouer la tension dramatique entre des termes contradictoires que résume cet appel à dépasser l’étroitesse de nos limites : « Je crois que tout bonheur dépend de l’énergie avec laquelle on assume le masque d’une autre vie, dépend de la capacité de renaître, différent de soi-même, créé en un instant et éternellement renouvelé… »