Culture droit, septembre 2011, par Robert Redeker

L’évaluation contre le fondement des libertés

Sur la base d’un mot ancien s’est développée depuis une vingtaine d’années une forme de jugement parallèle au juridique et au judiciaire, l’évaluation. Le nouveau livre du philosophe Jean-Claude Milner, La Politique des choses (premier des deux volumes d’un Court traité politique) propose à son lecteur une analyse critique du règne nouveau de l’évaluation. L’âge de fer de l’évaluation a-t-il commencé ? L’évaluation – d’audit en méthodes de gestion des ressources humaines – arraisonne la réalité. « Arraisonnement » est le mot qui chez Heidegger dit l’emprise de la technique sur la nature. Dans cette perspective, le sympathique mot d’évaluation s’avère trompeur, se couvrant du déguisement bonhomme du bon sens. Il ruse avec ce qui reste de bon sens dans la société. Pourtant l’évaluation travaille à modifier radicalement les conditions de la vie collective. Son objet : la mise au pas des personnes, des comportements, des métiers, de façon à ce qu’il devienne impossible d’échapper au gouvernement des choses (les fameuses nécessités objectives que l’on invoque pour rendre impossible tout choix politique). L’évaluation n’existe que pour soumettre chacun à la logique statistique imposée par ce gouvernement des choses. Du coup, elle œuvre à la désubjectivation des hommes – le sujet, et Milner entend ce réel dans son sens freudo-lacanien, étant l’intolérable résistance à toute entreprise dont l’évaluation est le moteur. « L’évaluation annonce la transformation des hommes en choses ; elle en annonce l’achèvement prochain… », écrit-il. La raison d’être de l’évaluation – dont le sadisme n’échappe à personne – est d’établir l’insuffisance des évalués. Une fois humiliés, une fois toute estime d’eux-mêmes réduite à néant, ceux-ci se soumettent. C’est l’École – avec la bénédiction « des sociologues populistes et des gestionnaires », c’est-à-dire, semble-t-il, de Philippe Merieu, de François Dubet, de Laurent Muchielli… – avec ses instituteurs et ses professeurs qui servit de champ d’expérimentation à l’entreprise de liquidation dont l’évaluation figure la bombe à neutrons.

Pour chosifier les individus, l’évaluation s’impose de fouiller jusqu’au plus intime des sujets. Pour les ajointer à l’ordre statistique – traduction arithmétique de l’ordre des choses, de la réalité pétrifiée – elle est obligée de détruire le fondement des libertés, le droit au secret. Rien n’est autorisé à résister aux techniques mises en œuvre par l’idéologie de l’évaluation, surtout pas le droit au secret ! Il faut donc pour que le régime qui se met en place – le gouvernement des choses – s’accomplisse, que les libertés périssent. Qu’est-ce que ce gouvernement des choses ? Aux yeux de Milner, « la démocratie moderne ne remet pas le gouvernement aux hommes, elle le remet aux choses ». Les choses – en particulier les nécessités économiques – imposent leur Loi à tel point qu’experts et évaluateurs ne sont que les « porte-parole des choses ». Chacun saisit que cette forme de gouvernement organise le dépérissement de la volonté, du choix, de la liberté, bref de la politique. Une étrange figure de l’égalité en ressort : les sujets sont enjoints de ne plus opposer aucun secret à l’évaluation dans la mesure où le secret rompt l’égalité. Parallèle au pédagogisme ravageant l’École – dont la sinistre « pédagogie par objectifs » calquée sur le management – l’Evidence Based Medecine (EBM), une des formes de l’évaluation, a pris possession de la médecine, ce qui a eu pour effet de la dénaturer en la soumettant aux statistiques. L’évaluation est insensible à la souffrance. La transformation de la médecine en expertise voulue par l’EBM désacralise la souffrance en ouvrant sur l’horreur. De fait, « l’expertise se découvre, degré par degré, parente du supplice ».

Cet arraisonnement justifie une observation alarmante : « grâce à l’évaluation, le contrôle atteint sa forme pure : il n’est plus que le libre enchaînement de la subordination. Tous asservis, telle est la nouvelle forme de la liberté et de l’égalité ». À y regarder de près, l’univers de l’évaluation, contraire à la liberté, met en danger le droit, qui repose sur la liberté, menaçant d’entrer dans une concurrence destructrice avec lui aussi bien dans l’établissement de la normativité que dans le jugement à porter sur l’action des hommes.