La Quinzaine littéraire, 16 décembre 2011, par Michel Plon

Que la lumière soit

De tout temps, depuis sa rencontre par l’intermédiaire de Louis Althusser et par les premières présentations que son contemporain Jacques-Alain Miller fit de sa démarche, Jean-Claude Milner a accompagné et s’est imprégné des développements et des refontes que Jacques Lacan a apportés à la psychanalyse. On le sait, sans cet immense travail, la découverte freudienne serait devenue cette marchandise adaptée aux conceptions pragmatistes dominantes outre-Atlantique mais aussi, plan Marshall et guerre froide aidant, en Europe.

Ce compagnonnage théorique rare a été notamment marqué par deux livres – non que les autres, nombreux, ne soient pas porteurs des mêmes traces mais de manière plus diffuse – L’Amour de la langue, publié en 1978, et vingt ans plus tard, L’Œuvre claire.
Le présent livre, fruit d’une série d’entretiens de l’auteur avec deux psychanalystes argentins, Fabian Fanjwaks et Juan Pablo Lucchelli, est une sorte de regard panoramique jeté sur ce parcours théorique d’un grand linguiste qui se double d’un philosophe, comme tel concerné aussi bien par le devenir de l’École et de l’enseignement en général que par le sens de l’action politique et l’avenir de la démocratie. La politique, les impasses du maoïsme dans lequel il se fondit un temps pour en repérer la dimension mortifère organisée autour du sacrifice plutôt qu’autour de la survie, les formes modernes de l’exploitation de la force de travail par le moyen de l’élargissement du salariat, « miroir aux alouettes » des classes moyennes, les limites du rêve démocratique, ce sont là autant de thèmes ici rapidement évoqués qui sont explorés avec rigueur et inventivité et qui trouvent, selon des voies imprévues, leur amarrage sur les rivages des avancées lacaniennes. Ainsi de l’appréhension inédite des positions masculines et féminines organisées à partir de la proposition, ici bien explicitée, selon laquelle « il n’y a pas de rapport sexuel », de l’annonce prémonitoire, au début des années soixante-dix, de l’inévitable montée du racisme, ou encore de ce ressourcement opéré par Lacan dans son recours à la topologie et à la théorie des nœuds qui, bien loin de constituer une mathématisation de la psychanalyse qui en eût épuisé l’essence, tint en la mise en place d’un mode de penser inédit.
Mais c’est notamment à propos de ce terme de mathématisation susceptible de prêter à une conception centrée sur l’idée de mesure ou encore à propos de l’articulation épistémologique du lacanisme et de la linguistique que le la de cette aventure intellectuelle est donné, en ouverture du livre. Ces questions plus que complexes sont ici exposées avec une rare clarté. Au linguiste qui se satisfait des objets de sa science sécurisée par son inscription dans la perspective galiléenne, la psychanalyse – la qualifier de lacanienne constituerait dans la visée milnérienne un pléonasme – ne peut rien apporter, mais aux linguistes, et Milner est de ceux-là, qui s’interrogent sur le fait que la linguistique ne peut penser ni le langage ni ce registre en quelque sorte subliminaire que Lacan nomma lalangue en un seul mot, alors la psychanalyse apporte cet « en plus » que pointait Lacan lorsqu’il écrivait dans ce texte célèbre, L’Étourdit, « Le biais d’où je situe l’inconscient est celui qui à la linguistique échappe » ; la psychanalyse, c’est bien ce qu’entendit Milner, donne à penser ce qui meut l’être parlant, le parlêtre de Lacan, ce qu’il en est de l’amour… de la langue sans lequel l’humain, à défaut d’être un animal pourrait bien n’être qu’un robot.
Avec L’Œuvre claire dont les thèses sont ici apurées, Mimer était revenu sur cet enseignement lacanien : qu’en demeurait-il au soir de ce 20siècle ? Assurément bien plus que des traces, un véritable ensemble, un système de pensée dont la labilité lui a permis de contourner les pièges d’un classicisme ténébreux.
Puisqu’il fallait célébrer en cet automne le trentième anniversaire de la disparition de l’auteur des Écrits, on ne pouvait songer à plus bel hommage que ce travail lumineux qui est de l’ordre d’un pousse à penser.