Le Monde magazine, 5 février 2011, par Jean Birnbaum
La politique, ce corps-à-corps
Dans son livre intitulé La Question (Éditions de Minuit, 1958), Henri Alleg témoigne des tortures qui lui furent infligées par les soldats français durant la guerre d’Algérie. Il raconte la crainte qui était la sienne de devoir abdiquer toute volonté devant la violence de la « gégène » et de ses décharges électriques. À un moment, ses tortionnaires lui disent que s’il désire parler, il lui suffit de remuer les doigts. Bien décidé à n’en rien faire, le journaliste assiste toutefois, en spectateur épouvanté, à sa propre reddition : « Malgré moi, écrit Alleg, tous les muscles de mon corps se bandaient inutilement pour m’arracher à l’étouffement. Malgré moi, les doigts de mes mains s’agitèrent follement. »
Un jour, je devais avoir 16 ans, ma mère m’a fait lire La Question, et depuis lors cette scène ne m’a jamais lâché. Ce qui s’y joue, ce n’est pas seulement l’horreur de la « sale guerre ». C’est aussi l’ambivalence du corps en tant qu’il menace sans cesse de nous trahir. Par son entremise, autrui peut chercher à me donner du plaisir, mais également à me briser. Bien sûr, en tant que conscience subjective, je me crois libre, je me rêve en sujet souverain et pourtant, le simple fait que je sois incarné laisse ouverte la possibilité de me considérer comme une chose, de me réduire au rang de moyen. Bref, mon corps m’offre au pouvoir, à tous les pouvoirs. Ceux qui ignorent cette donnée de base, on les appelle idéalistes. Les autres, qui savent que toute politique est une technique corporelle, peuvent prétendre au beau nom de matérialistes.
Jean-Claude Milner est de ceux-là. Dans un bref essai qui vient de paraître sous le titre Pour une politique des êtres parlants […], le linguiste raille les rêveurs qui recouvrent la politique sous une masse d’idéaux abstraits et d’hypothèses sublimes, alors qu’elle pose d’abord la question de la force et de la survie. « Les libertés politiques commencent et finissent par les corps, note Milner. Les oppressions, en retour, ne manquent jamais de s’en prendre aux corps. Comprenons : à leur anatomie et à leur physiologie. Sous peine d’aveuglement béat, l’enquêteur, face à quelque système politique que ce soit ; doit se poser les questions réelles : à quel moment apparaissent, au sein des institutions et des appareils, ces pratiques qu’on appelle les brutalités, les tortures et les exécutions ? Où se situent ces spécialistes qu’on appelle les bourreaux ? Sous quels masques les a-t-on dissimulés ? Prenant connaissance de quelque discours politique que ce soit, l’enquêteur loyal doit y traquer, au-delà des rhétoriques, la trace, fugitive ou patente, d’un mépris du corps. »
Que le pouvoir soit d’abord un art de domestiquer les corps, on ne s’en aperçoit jamais mieux que dans les périodes de tourmente révolutionnaire. Tour à tour, les soulèvements tunisien et égyptien sont venus rappeler cette vérité charnelle de la politique. Du jour au lendemain, les foules ont balayé programmes et partis, grands mots et petites combines, pour faire l’expérience d’un rapport de forces à l’état brut. Et si les revendications s’énonçaient sur le mode de l’évidence (« Ben Ali, dégage ! », « Moubarak, dehors ! »), les enjeux matériels imposaient d’emblée leur urgence. Comment organiser cette manifestation sans tomber sous les balles de l’armée ? Comment imprimer tel tract sans finir en sang au fond d’une prison ? Bref, comment brandir le poing sans perdre un bras, donner de la voix sans y laisser la vie ? Telles sont les questions qui ont taraudé les femmes et les hommes révoltés dans les rues de Tunis comme dans celles du Caire.
Les beaux esprits feront remarquer que de telles questions ne volent pas bien haut. Certes. Elles n’en définissent pas moins les contours d’un minimum radical. Or, tranche Milner, « le minimalisme en politique revient à un matérialisme. En l’occasion, la matière nue, c’est le corps. Le corps parlant de l’être parlant. Toute politique s’égare, dès qu’elle s’écarte de ce septentrion ».