Philosophie magazine, février 2011, par Alexandre Lacroix
« La démocratie est-elle autre chose qu’un fantasme ? »
Entretien avec Jean-Claude Milner, propos recueillis par Alexandre Lacroix.
Ancien maoïste devenu un analyste alerte et précis des dérives de l’idéologie égalitaire et de l’universel des Lumières, Jean-Claude Milner critique notre ère politique là où ça fait mal : une propension à la parodie sans pouvoir.
L’une des grandes trouvailles des Grecs est, selon vous, le « parallélisme logico-politique ». De quoi s’agit-il ?
Aristote distingue les régimes politiques sur la base des opérations élémentaires de la logique. Que nous explique-t-il, dans La Politique ? Ou bien tout le monde décide, et l’on vit en démocratie ; ou bien quelques-uns décident ; c’est une oligarchie ; ou bien un seul, dans une monarchie. En logique, il y a de même des propositions qui s’appliquent à tous (universelles), à quelques-uns (particulières), à un seul (singulières). Nous continuons à réfléchir en politique avec ces outils, plus qu’avec ceux de la sociologie ou de l’histoire. Considérez la loi de la majorité ; si elle est perçue comme démocratique, c’est parce que l’on admet que, dans ce cas, la partie est égale au tout. Il y a donc un forçage, mais il est essentiel : il faut, pour qu’il y ait démocratie, que le moment du « tous » soit rétabli.
Au dix-huitième siècle, le parallélisme logico-mathématique a triomphé ?
Oui, puisque le siècle des Lumières est celui où l’on compte sur la rationalité pour réinventer la politique. Mais justement pour cette raison, un renversement opère. Au départ, l’affirmation de la rationalité – chez Voltaire ou Montesquieu – va de pair avec l’idée qu’on ne peut pas faire confiance à tous, que la démocratie est impossible. Le régime que les philosophes des Lumières préfèrent, c’est le despotisme éclairé ; un seul décide, en s’appuyant sur les avis des esprits les plus éminents. C’est à la fin du dix-huitième siècle, avec les révolutions américaine et française, que la réconciliation entre la rationalité en politique et la prééminence du « tous » va s’accomplir. Au moins en théorie.
De ce triomphe de la démocratie va naître le « problème » juif…
Le nom « juif » soulève une première question : l’universel est-il une idée claire et distincte ? Est-il univoque ? Pour répondre à cela, il faut construire une théorie de l’universel qui soit moins naïve que les théories en usage. Puis ce nom soulève une seconde question : la filiation a-t-elle une place en démocratie ? La tentation, depuis Platon, est de lui refuser toute place. Le « tous » en politique est censé l’ignorer. Autant dire que rien de ce dont s’occupent l’anthropologie ou la psychanalyse n’existe plus. La démocratie est-elle alors autre chose qu’un fantasme ? Le fantasme en politique peut mener au crime. Concernant le nom juif, je n’ai pas besoin d’en dire plus.
Dans votre dernier livre, vous citez un mot de Napoléon à Goethe en 1802 : « C’est la politique qui doit être le grand ressort de la tragédie moderne ! »…
Napoléon proclame en 1799 : « La Révolution est finie » ; c’est le même sujet qui déclare, à propos du théâtre : la politique y a pris la place du destin antique. Conséquence implicite : pour comprendre le cours du monde après la Révolution, il ne faut plus lire la Politique mais la Poétique d’Aristote. Aujourd’hui, la politique est plus que jamais une affaire de parole. Nous n’avons de cesse de « parler politique », au café, entre amis. Nous mimons par des mots la prise de décision. Mais il y a plus : les dirigeants politiques de notre temps miment aussi la prise de décision. Napoléon a vu juste : l’Histoire est un théâtre. Sur la scène, il y a des dirigeants qui feignent d’avoir prise sur le cours des choses. Mais en réalité, ce sont des comédiens, qui n’en savent pas plus que le public. Comme le destin dans la tragédie grecque, la politique reste hors d’atteinte.
Il n’y a rien à faire ni à espérer ?
Pas tout à fait. Sur le théâtre de l’Histoire se produisent de rares instants de déchirure, où l’on peut enfin prendre la politique en main. Lors de ces déchirures – Mai 68 en fut sans doute une en France, pendant quelques heures –, ce sont les spectateurs qui prennent les décisions, et non les comédiens.
La prise de pouvoir par les dirigés est-elle souhaitable, à vos yeux ?
C’est déjà beaucoup de penser qu’elle est possible par instants et pour un instant. C’est plus que ce que pensent la plupart de ceux qui se prétendent de nos jours révolutionnaires.