Art press, mai 2011, par Olivier Renault
Cela commence par un extrait de journal intime. Le dimanche 21 décembre 1986, Yannis Kiourtsakis raconte sa montée sur la colline d’Ékali. « C’était une matinée radieuse, lumineuse et je marchais sous les mêmes pins, sur les mêmes sentiers où je passais, enfant, […] avec la même odeur de lentisques, d’aiguilles de pins, de terre humide avec la même lumière limpide de décembre. » Sensualité, lumière. Surgit alors l’expérience implacable, la révélation subite, physique et mnésique. Le ciel se déchire ? Non, mais l’imperméabilité du temps. « Soudain, le filet infranchissable qui sépare le présent du passé s’est déchiré sous mes yeux. J’ai senti que cette lumière avait tout à coup usé l’étoffe du temps. » Alors tout revient, ses parents pourtant morts sont présents avec lui, ainsi que son frère qui s’est suicidé à l’âge de vingt-cinq ans, alors que le narrateur en avait dix-huit.
Comme dans une commotion lumineuse, il réalise qu’il a écrit d’autres livres que celui qu’il devait écrire, « car ce que nous faisons est presque toujours différent de ce que nous voulons faire. » En effet, « depuis mon enfance j’ai aspiré à écrire des romans, des poèmes, un journal, je n’ai réalisé à ce jour, à quarante-cinq ans, que quelques études qui, si imprégnées soient-elles de mon aventure personnelle, demeurent néanmoins très éloignées de mes projets de jeunesse. » Parmi ces livres, le Carnaval et Karaghiosis dans lequel, et dans la foulée de Bakhtine, l’auteur analyse notamment la figure du Dicôlon, ce personnage qui porte sur son dos le corps mort de son frère. Révélation après-coup : il est lui-même ce Dicôlon, portant en lui ou sur lui son frère mort. Surgit donc ce paradoxe qu’il note six pages plus loin (et quatre ans plus tard) : ce livre qu’il a différé, il l’a déjà attaqué, mais autrement, en parlant de l’extérieur. Pendant ce temps, tout en écrivant autre chose, Kiourtsakis note ses recherches dans son journal. Il éprouve maintenant, pour les maintenir vivantes, le besoin de les « réécrire », de « repenser » tout ce qu’il a écrit, dans « un nouveau livre (ou, peut-être, en continuant le seul et même livre que je ne terminerai jamais), où je me chercherai d’abord moi-même : le même que je suis dans l’autre que je ne cesse de découvrir en moi, que je ne cesse de devenir jour après jour ».
Ne vous étonnez pas que le titre de cette trilogie autobiographique dont le Dicôlon est le premier volume soit justement le Même et l’Autre. Car c’est la première leçon de ce formidable roman : plonger dans sa mémoire pour découvrir qui est ce « moi » est d’abord, nécessairement, une expérience de l’altérité. Logiquement et physiquement un être humain existe d’abord parce qu’il y a et qu’il y a eu de l’autre. Ses parents et ses ancêtres, pour commencer : « Pour moi, les autres, c’était avant tout ceux qui m’avaient donné la vie par leur corps et dont mon propre corps gardera l’empreinte tant qu’il vivra », mais aussi ses proches. Voire les inconnus qui peuplent ce théâtre qu’est notre monde. Pour faire revivre ce frère qui est en lui, le narrateur doit se connaître ; pour se connaître, il doit connaître l’histoire de ses parents. Et même l’Histoire tout court « parler de moi dans le monde – et de ce monde en moi ». Cette Histoire qui façonne les hommes mais qu’eux, en retour, façonnent si peu. Alors l’histoire personnelle du narrateur, celle de son frère Haris, est celle de leurs parents, donc celle de la Crête (par le père) et de la Grèce contemporaine. Cette Grèce paradoxale à la fois archaïque mais coupée de son Antiquité, attardée et devenant moderne, tournée avec envie vers l’Europe et l’Amérique mais fière, voire méprisante – à l’instar de Haris en Belgique, fasciné par l’Europe mais méprisant les Belges, ayant choisi l’exil mais nostalgique de son pays. La famille attend impatiemment les lettres de Haris l’étudiant, ses émois, sa détresse, ses espoirs. Des années plus tard, ayant dépouillé le corpus de ces lettres, le narrateur se rend compte que nombre d’entre elles, racontant les atermoiements de Haris en Belgique, étaient prémonitoires de sa propre destinée. Lui aussi partirait étudier « en Europe », mais à Paris, et vivrait certaines situations similaires. À tel point qu’il affirme : « J’étais Haris ou, plus exactement, Haris était moi, puisqu’il n’y avait plus que moi maintenant pour donner une forme à ses rêves, pour donner un corps à son âme, seul moyen pour elle de revivre. »
C’est donc par l’écriture qu’il va tenter de les faire revivre, même s’il doute parfois du succès de son entreprise : « Oui, je vois tout cela, je le hume, je le vis ; mais mon écriture n’en restitue qu’un reflet bien imprécis ! » Car l’auteur-narrateur a bien conscience que son « moi » de l’enfance est bien différent maintenant, durant la rédaction, et même entre le début de l’écriture (1986) et la fin (1994). C’est au mythe du vaisseau Argo que renvoie Kiourtsakis : qu’y a-t-il de commun entre l’enfant qu’il était et le cinquantenaire qu’il est devenu ? Mais aussi la question de la perspective, du point de vue : quelle crédibilité donner aux propos d’un narrateur qui, quarante ou cinquante ans après les faits, fait parler un enfant ?
Mais c’est précisément la magie de tout vrai roman, et celui-ci en est un, magnifique de justesse, du rendu des sensations et de leurs résurgences mnésiques. Proustien en diable. Et musicalement fugué, une mosaïque de matière (journal, lettres, narration) et d’histoire, l’histoire d’hommes dans l’Histoire.