La Quinzaine littéraire, 16 juin 1996, par Pascal Aquien

La harpe d’Orphée

« Qui peut connaître ce qui est connaissable ? » se demande Paul Muldoon. Les éditions Verdier proposent, avec cette superbe anthologie de la poésie irlandaise du XXe siècle, les réponses de nombreux artistes, issus d’un pays où la poésie, omniprésente, a bien plus qu’ailleurs droit de cité.

L’Irlande est décidément à l’honneur. Après le deuxième tome des œuvres de Joyce paru dans la collection de la Pléiade, les traductions récentes de nombreux auteurs contemporains, qu’ils soient romanciers (John McGahern, Patrick McGinley, Flann O’Brien), dramaturges (Sean O’Casey dont le dernier volume des Autobiographies vient de paraître1) ou poètes (ceux d’Irlande du Nord aux Presses Universitaires de Caen ou Seamus Heaney, prix Nobel en 1995, chez d’autres éditeurs) et juste en même temps que la publication de l’œuvre d’Oscar Wilde toujours dans la Pléiade, les éditions Verdier proposent, sous la direction de Jean-Yves Masson, traducteur et préfacier de Yeats, une anthologie très maîtrisée et remarquablement présentée : non seulement le volume est élégant mais encore les deux préfaces, l’une consacrée à la poésie rédigée en langue anglaise, l’autre à la poésie gaélique, fourmillent d’informations tout en offrant une véritable réflexion, historique et littéraire, sur la spécificité de l’écriture poétique irlandaise sous toutes ses formes.

Cette anthologie a par ailleurs le mérite de prendre en compte, non pas seulement quelques poètes connus comme l’avait fait Paul Muldoon en 1986 dans son Faber Book of Contemporary Irish Poetry (dix poètes seulement, au nombre desquels lui-même ne figure pas), mais un très grand nombre d’auteurs (une centaine environ, et quelque quatre cents poèmes dont une bonne partie sont traduits pour la première fois) présentés par ordre chronologique (le plus jeune, Sean Dunne, est né en 1956) et recensés, avec force détails biographiques et bibliographiques, en fin de volume. Si cela n’empêche pas de grands aînés comme Yeats de se tailler la part du lion – une cinquantaine de pages lui sont consacrées –, si des noms très connus comme ceux de Heaney, Kavanagh, Kinsella, MacNeice ou Montague sont largement représentés, d’autres apparaissent, moins célèbres, dont la qualité est patente : citons Padraic Fallon, très apprécié de Montague, ou Mairtin O’Direain. Ajoutons à cela une bibliographie indicative très utile et soulignons non seulement la beauté des traductions mais encore un amour de la lettre qui transparaît jusque dans la qualité de la typographie et dans le clin d’œil final qui associe joliment poésie et sacré : l’impression de l’ouvrage, apprend-on, s’est terminée le jour de la saint Patrick !
Évidemment, plusieurs questions se posent dès la lecture du titre même du recueil : qu’est-ce que la poésie irlandaise ? Ce qui se compose en Irlande est-il radicalement différent de ce qui s’écrit en Angleterre ? Quelle est la place du gaélique au sein d’une production très majoritairement anglophone ? En un mot, quelle est la part d’arbitraire dans la constitution d’une telle anthologie ? À cela, les maîtres d’œuvre du volume répondent en évoquant l’ancrage de ces poètes dans leur terre, la constitution d’un véritable « imaginaire irlandais » nourri de l’histoire de l’île et de ses relations douloureuses avec l’Angleterre, ou encore l’originalité de son passé gaélique.

On ajoutera la nécessité permanente de trouver une voie ou une voix, ce qui explique que nombre de poèmes ont la forme d’une chanson, que certains poètes, comme Ciaran Carson, né en 1948, se sont intéressés à la musique irlandaise traditionnelle, et que le lyrisme, d’une manière générale, est l’une des caractéristiques principales d’un bon nombre de ces œuvres. Cette voix (dont la fantaisie se fait également entendre, comme dans les poèmes de Paul Durcan, pour ne rien dire de l’humour souvent sarcastique d’un Patrick Kavanagh qui aimait à dire qu’« il n’existe qu’une seule muse, la muse comique » et que « tous les vrais poètes sont joyeux et drôles jusqu’à l’excentricité ») permet aussi de dire la cruauté des conflits traversés et des choix, ou des partages, qu’ils ont suscités. « Mad Ireland hurt you into poetry » (« L’Irlande, dans sa démence, t’a abîmé au sein de la poésie »), a écrit W.H. Auden dans sa célèbre élégie consacrée à Yeats à l’occasion de la mort du poète en 1939, pour mieux souligner, avec la préposition « into », le mystère transitionnel de la sublimation, de la douleur, ou l’arrachement, qui lui sont associés hors de toute conjoncture purement historique.

Certes, les poètes irlandais n’ont pas toujours choisi la voie la plus pure pour entreprendre leur voyage au pays d’eux-mêmes. Puisque l’Irlande « vit la poésie comme la forme la plus évidente de son identité », puisque « la poésie en Irlande est devenue le mode d’expression privilégié d’un imaginaire collectif où se reflètent tous les enjeux de la création » et que l’histoire de ce pays a été (est encore) douloureuse et torturée, cette poésie n’a pas su toujours éviter les pièges de la littérature militante ou plus simplement offensive, comme est l’œuvre d’Austin Clarke.
Les plus grands écrivains, toutefois, préfèrent s’interroger sur le non-dit ou sur la retenue (« Quoi que vous disiez, ne dites rien », écrit Heaney), plus proches du secret et du silence, objets privilégiés du questionnement poétique, que ne le sont les certitudes militantes et les discours provocateurs ou iconoclastes que celles-ci véhiculent. D’autres questions, aussi fondamentales, surgissent à tout instant, parmi lesquelles celle de l’exil (au sein de son être, au creux de sa langue, et d’abord quelle langue ?) n’est pas la moins importante. Certains poètes, comme Muldoon qui vit aux États-Unis, ont quitté effectivement la terre-mère ; Heaney, lui-même partagé entre Oxford et Harvard, considère en outre que le poète est un « émigré de l’intérieur » ; Derek Mahon, de son côté, ignore « ce que patrie veut dire » ; Sean Dunne, enfin, le plus jeune des écrivains représentés, et aussi le plus tôt disparu, donne le titre d’« Exil » à un bref poème. Celui-ci, remarquable en ce qu’il est à la fois représentatif de l’attachement à la tradition et soucieux de faire entendre une parole nouvelle, est traversé par le mythe de Tristan (« Œil bleu de mer fixé / Sur l’Irlande qui s’éloigne ») et ancré (encré ?) dans la modernité. Et Dunne de s’interroger sur ce que le statut du poète, regard littoral posé sur le mystère du réel, a de périphérique, « à l’orée du monde,/ L’orée qui s’incurve là où l’aube filtre », jusqu’à ce que se confondent dans le dernier vers de son texte les feuilles d’automne (« the last leaves »), celles du poète aussi, et, avec le jeu polysémique sur « leaves », l’annonce de son départ pour le hors-monde ou l’im-monde de la mort, dont la présence traverse le volume : « Approche, ô mort, / nous sommes de vieux amis », observe par exemple Derry O’Sullivan.

Cette poésie n’est pourtant pas une écriture du désespoir : à tout instant point le bonheur d’écrire, bonheur des mots (les noms propres sont légion) qui recouvrent non seulement la surface de la page mais encore celle du sol absolu de la terre originelle, bonheur des formes en particulier de la strophe, omniprésente et sûre comme un pas qui avance impavide, bonheur non pas d’une expérience qui se voudrait insolente (ni la syntaxe ni la grammaire ne sont malmenées), mais plutôt d’une avancée irrésistible dans le dédale pourtant inquiétant du langage : « savoir que les mots composent le plus étrange des labyrinthes,/ avec des passages circulaires et des minotaures tapis derrière les lignes [« lines » en anglais, à la fois « lignes » et « vers »] les plus innocentes », écrit Thomas MacCarthy. Mais c’est à un autre auteur qu’on laissera ici la parole, Mary O’Malley, toute à la certitude de poursuivre son chemin, à l’instar d’une poésie qui l’a portée et dont la fécondité est immense : « Je trace ma route et reste à flot. » Nous serons nombreux à la suivre sur cette voie.

 

1. Sur les écrivains d’Irlande, voir les articles de Nicole Casanova dans La Quinzaine littéraire n° 691, du 16 au 30 avril 1996.