Le Mensuel littéraire et poétique, juin 1996, par Patrick Casson
Poésie irlandaise
Hormis un francophone angliciste, il est peu probable qu’un amateur de poésie soit capable de citer le nom de dix poètes irlandais (disons même cinq) ; bien sûr il nommera William Butler Yeats, James Joyce dont l’œuvre romanesque est tout de même d’une autre importance que la poignée de poèmes qu’il publia, hésitera sur Samuel Beckett (Irlandais ? Français ? Franco-Irlandais et surtout plus connu pour son théâtre et ses romans), sur Synge peut-être et se souviendra que Seamus Heaney reçut le prix Nobel de littérature en 1995… après on entre dans le flou, the mist pour tout dire. Rien qu’à ce titre, l’Anthologie de la poésie irlandaise du XXe siècle publiée par les éditions Verdier sous la direction de Jean-Yves Masson (dont il faut saluer l’admirable travail de traducteur entrepris depuis quelques années) permettra de faire de nombreuses découvertes et de combler bien des lacunes.
Une somme
Ce volume de presque 800 pages, bilingue, trilingue même puisqu’il intègre d’importantes contributions en gaélique, ne recense pas moins de 99 poètes : certains ne sont représentés que par un poème, les plus importants par une vingtaine (on peut penser que c’est encore trop peu pour se faire une idée précise de la valeur d’un auteur) ; les deux préfaces sont brèves mais d’une clarté et d’une précision remarquables, les notices bio-bibliographiques concises vont à l’essentiel, de toute évidence la volonté de faire la part belle aux textes a prioritairement importé. Malgré son fort volume, le livre se lit avec facilité, les notes réduites au minimum sont placées à la fin de chaque poème, évitant ainsi des manipulations que son poids rendraient pénibles. Il va de soi que s’agissant d’une anthologie, elle peut prêter le flanc à critiques. Trop peu savant pour contester tel choix, la place trop importante ou trop réduite accordée à tel auteur, il me semble que l’équipe éditoriale ainsi que les nombreux traducteurs de grande qualité avec lesquels elle a travaillé sont le garant d’un sérieux indubitable qu’il mérite de saluer. Que ce travail suscite le désir d’aller y voir de plus près et de publier des recueils complets ou des choix plus importants de tel ou tel poète qui paraît tout spécialement intéressant. Surtout, il faut souhaiter que cette entreprise ait des retombées qui ne se limitent pas à « l’année de l’imaginaire irlandais », vite oubliée puisque la manie du changement touche tous les domaines, y compris arts et littérature.
Singularités
Sans doute est-il bon de signaler d’emblée des données importantes pour éviter les risques de déceptions, d’incompréhensions voire de rejets d’une tradition totalement différente de la nôtre dans ses formes, ses thèmes, ses options fondamentales. Il nous faut d’abord mettre entre parenthèses la conception que nous nous faisons de la poésie à partir de la modernité française telle que l’inaugurèrent Baudelaire et Mallarmé et dont la double influence infléchit celle-ci y inscrivant, malgré la diversité des pratiques, des marques déterminantes qui demeurent toujours actives aujourd’hui : d’abord la prééminence de l’écrit sur la voix, l’intellectualité, le fait qu’elle soit devenue le champ privilégié des recherches d’avant-garde, avec pour conséquence, et c’est la plus dommageable, la faible audience de la poésie contemporaine.
La situation irlandaise est radicalement différente pour des raisons évidentes et d’autres qui le sont moins. Il y a d’abord, est-il besoin de le rappeler, les siècles d’oppression britannique ; et bien sûr que l’anglais avec des inflexions et des tournures spécifiques est la langue majoritaire alors que le gaélique, langue officielle de la République d’Irlande, est, malgré les efforts entrepris depuis 1922, réellement maîtrisée par une part croissante mais encore réduite de la population. Révélatrice est l’attitude de Michael Hartnett qui publie A Faroweil to English en 1975, écrit en gaélique à partir de 1978 pendant dix ans (tout en se traduisant lui-même en anglais) pour revenir aujourd’hui à l’anglais. Exemple peut-être extrême mais symptomatique de la difficulté des poètes irlandais à se poser dans une langue et une culture, ou plutôt à ne pas se sentir écartelés entre deux langues et deux cultures. Formés dans la culture anglaise, leur poésie a avec celle-là des traits communs qui sont devenus étrangers à notre manière de concevoir un poème : poèmes longs syntaxiquement très articulés, volontiers descriptifs et même narratifs. Une poésie lyrique voire élégiaque qui voue à la terre irlandaise des sentiments ambigus oscillant entre adoration et exécration. Enfin, au-delà du dogmatisme catholique toujours pesant, fréquemment une dimension métaphysique dans la droite ligne des poètes métaphysiques anglais, de Donne à Hopkins. Il est vrai, si l’on excepte T. S. Eliot, qu’on peut se demander quel poète anglais important aurait pu apporter un sang neuf. Il est plus étonnant de constater, alors que l’émigration fut constante vers les États-Unis, mais aussi les allers et venues de nombre d’écrivains irlandais ayant enseigné dans des universités américaines, qu’on trouve, m’a-t-il semblé, très peu d’influence des grands poètes américains (Cummings, les objectivistes, W. Carlos Williams, W. Stevens ou plus près de nous Frank O’Hara ou John Ashberry). Ceci dit, le paysage est tout de même fort contrasté, ce qui tient aux antagonismes qui partagent et déchirent toujours l’Irlande.
Traversée rapide
Une « traversée rapide » en Irlande relève du non-sens, routes et chemins ne cessent de tourner, et il y a toujours une bonne raison de flâner !
Immense, William Butler Yeats domine plus que la première moitié du siècle. Il est et reste le grand poète engagé dans la lutte pour la renaissance celtique. Si les disciples furent nombreux, l’homme était trop complexe, ses conceptions si personnelles pour ne pas susciter des réactions contradictoires ; très intéressants me paraissent les deux poèmes polémiques de Monk Gibbon ; et le déroutant long poème de Patrick Kavanagh, La Grande Famine, qui prend ouvertement le contre-pied de l’exaltation yeatsienne de la terre irlandaise. Non l’Irlande des légendes et des mythes, mais un pays rural arriéré qui souffre d’une grande famine du cœur. Le problème le plus douloureux est cependant celui de la partition de l’île pourtant rarement traité de front. Le plus souvent l’allusion prévaut. Cependant quelles que soient les nuances dans les prises de position (à moins qu’un choix délibéré des éditeurs n’ait écarté les poèmes explicitement politiques qui sont toujours, même avec les meilleures intentions, mauvais, parce que propagande et non plus poésie), il y a perpétuelle hésitation entre engagement au vif du débat et de la lutte et refus de l’engagement pour permettre à la parole poétique de prendre la hauteur nécessaire afin de répondre véritablement, profondément au drame quotidien. Il semble qu’on puisse généraliser la genèse du poème De la frontière de l’écriture telle que la formulait Seamus Heaney et la lecture qu’en faisait Maurice Harmon dans Seamus Heaney et la Création poétique (Presses universitaires de Caen). Mais affleure souvent le souvenir de la formule joycienne d’en finir avec l’histoire. Ou la sombre sagesse de Seamus Heaney dont la formule Quoi que vous disiez, ne dites rien, appelle au retrait, à la réserve, au silence, à la part de silence qui travaille la langue de poésie.
Les deux figures qui marquent le milieu du siècle sont Kinsella et Montague, (plus cosmopolite, il a longuement vécu en France), que suivront Derek Mahon et Seamus Heaney, connu dans tous les pays de langue anglaise avant d’être révélé par le prix Nobel. Nombreuses, et beaucoup plus variées que durant la première moitié du siècle, émergent des voix plus jeunes, plus proches dans leur attaque de la langue poétique de notre modernité mais sur lesquelles il est prématuré de se prononcer. Il faudrait encore évoquer les poètes gaéliques, héritiers d’une autre histoire, méconnue, d’autres traditions : incapable de lire cette langue, comment savoir comment elle chante, comment elle chantait et ce qui demeure malgré les siècles d’occultation de cette voix mythique dans ce qui aujourd’hui s’écrit en gaélique.
Routes et chemins appellent – et des bifurcations, la nécessaire reprise de certaines pages qu’une première lecture valorise insuffisamment, une approche plus fine de la singularité des voix, de leur multiplicité. Comme excuse à ce qui ne reste qu’un survol, il faudrait ici citer l’acide et pourtant amicale Élégie pour les poètes mineurs de Louis Mac Nelce, comme excuse et salut à tous ceux qui ne sont pas nommés.