Le Monde, 19 juillet 1996, par Nicole Zand
Une anthologie irlandaise livre de chevet
Yeats, Shaw, Wilde, Joyce, Beckett, Seamus Heaney… C’est comme une litanie qu’on égrène, convaincu de bon gré, même sans les avoir lus, que l’Irlande est la terre de prédilection des poètes. Et, alors que s’achèvent les manifestations imposantes, omniprésentes ce printemps, de « L’imaginaire irlandais », un important volume vient laisser sa trace : une anthologie de la poésie irlandaise du XXe siècle, un choix d’une centaine de poètes traduits par une trentaine de traducteurs, qui constitue un ensemble impressionnant que les éditeurs ont tenu à dédier à la mémoire de François-Xavier Jaujard, l’irremplaçable connaisseur des poètes, mort au printemps. Une anthologie trilingue – anglais, gaélique, français – qui aborde cette spécificité d’une poésie qui a connu au XXe siècle, avec l’essor des mouvements nationalistes face à l’anglais imposé par des siècles de colonisation, une véritable résurrection permettant aux anglophones, même si comme Yeats ou Synge ils ne savaient pas le gaélique, de découvrir les grands textes celtiques. Et de s’affirmer différents.
Comment montrer l’identité poétique de l’Irlande ? Comment expliquer la spécificité de l’écriture anglo-irlandaise ? Jean-Yves Masson, le jeune maître d’œuvre de cette méga-entreprise – trente-quatre ans, responsable de la collection de littérature allemande aux éditions Verdier, traducteur d’anglais et d’italien, de Yeats et de Hofmannsthal – a certainement lu tout ce qui a été publié, quelque trente mille poèmes dit-il, pour déceler les constantes d’un destin collectif ancré dans ces lieux chargés d’exactions et de culture, et faire le point à l’intention de lecteurs d’aujourd’hui. Étrangers de surcroît. D’abord, l’anthologie est comme encadrée par les voix féminines, dans ce pays où elles ont finalement plus de droit à la poésie qu’à toute autre chose : d’Emily Lawless (1845-1913), personnage excentrique considéré comme l’un des précurseurs de la Renaissance irlandaise, à Lady Gregory (1852-1932), la fondatrice avec Yeats de l’Abbey Theatre et avec Douglas Hyde de la Ligue gaélique, en passant par Nuala Ni Dhomhnaill (née en 1952), l’un des poètes gaéliques les plus importants d’aujourd’hui, et jusqu’à Mary O’Malley, remarquée en 1990 avec son premier recueil de poèmes, A Consideration of the Silk. Quant au plus jeune poète du volume, Sean Dunne, mort en 1995 à moins de quarante ans, il est représenté par des poèmes brefs dont les lignes déjà se brisent (« Œil bleu de mer fixé / sur l’Irlande qui s’éloigne. Il ne regardera plus jamais / Les femmes d’Irlande, ni ses hommes »).
À la première place, parce que créateur d’une forme et d’un langage modernes, tout en restant proche de la tradition et des spéculations ésotériques, William Butler Yeats (1865-1939), dont l’exceptionnelle musicalité peut s’entendre dans l’une ou l’autre langue, invoquant Cuchulain le guerrier, la révélation de l’avènement second, le rêve du pays des fées ou bien l’extrême simplicité de l’amour (« Elle marchait le long des saules, ses petits pieds blancs comme la neige. / Elle m’a prié de prendre l’amour comme il vient, ainsi que les feuilles poussent sur l’arbre. Mais j’étais jeune et insensé, je n’y aurais pas consenti. ») À la dernière place, dans la chronologie des grandes consécrations le récent Nobel, Seamus Heaney, qui jouissait déjà avant Stockholm, en Irlande et dans le monde anglo-saxon, d’une popularité immense comparable à celle des poètes de l’époque romantique ou des Russes de l’époque Khrouchtchev. Heaney, poète du Nord, de la tourbe, des hirondelles de mer, parti à Delphes lire l’oracle (« Retourner à l’autel dans quelque aube à venir / où la mer répandra vers le sud sa lointaine moisson de soleil, / à nouveau apporter l’offrande du matin : délivrez-moi des miasmes de ce sang répandu, / laissez-moi gouverner la langue, craindre l’hybris et le dieu / avant qu’il parle par ma bouche, sans entrave »). Entre eux, dans un dialogue franco-anglais ininterrompu, Samuel Beckett, qui se traduit lui-même : « Je voudrais que mon amour meure / qu’il pleuve sur le cimetière / et les ruelles où je vais/pleurant celle qui crut m’aimer » ; « I would like my love to die / and the rain to be raining in the graveyard / and on me walking the streets / mourning her who thought she loved me. »
Une telle anthologie, c’est un cheminement parmi les découvertes : ainsi, La Grande Famine, le très impressionnant poème de Patrick Kavanagh (1904-1967), fermier autodidacte devenu dans les années cinquante un critique littéraire redouté, traduit intégralement en français pour la première fois (« Glaise est le verbe et glaise est la chair »), monologue intérieur de Patrick Maguire, le pauvre paysan qui parle tout seul à la porte d’une étable, « un paysan ignare, les pieds dans le fumier ». Ou bien Thomas Kinsella (né en 1928) l’auteur de Finistère (1972), marqué par Pound, Auden, Eliot, en lutte contre le matérialisme, soucieux avant tout de combattre une tendance au régionalisme qui risquerait de replier la littérature irlandaise sur elle-même (« Qui / est le mot capable une fois prononcé / de faire jaillir la lance / et de répandre à flots la terreur / de faire jaillir l’étincelle / et d’enflammer les cerveaux ? »). Ou John Montague (né en 1929), qui a longtemps vécu aux États-Unis, poète de la mémoire et du rêve, l’auteur du remarquable recueil La Langue greffée (en français chez Belin). Ou encore les amis que Beckett contribua à faire connaître : Denis Devlin (1908-1959) et Brian Coffey (1905-1995), l’incantatoire, qui fut proche de Jacques Maritain et de Paul Claudel, puis militant antinucléaire dans les années quatre-vingt. Sans oublier l’étonnant AE (1867-1935), pseudonyme de George William Russell, l’une des grandes figures de la Renaissance, qui avait d’abord choisi de signer Aeon, référence grecque à l’âge d’or…
Enfin, on ne saurait oublier Oscar Wilde, dont un extrait d’un des poèmes les plus connus de la langue anglaise (« Je ne sais pas si les lois sont justes, / Ou si les lois se trompent, Tout ce que nous savons, qui gisons dans la geôle ; / C’est que le mur est solide ; et que chaque jour est comme un an »). Ou encore Le Saint Office, le poème satirique contre les artistes du « crépuscule celtique » que James Joyce écrivit avant de quitter Dublin, en 1904 : « Je me donnerai à moi-même / Ce nom : Catharsis-Purgatif. / Moi qui délaissai ma bohème / pour la grammaire des poètes, / portant de taverne en bordel / l’esprit du subtil Aristote1. »
Une anthologie, c’est un plaisir qui ne s’épuise pas. Des choix infinis qui s’offrent au lecteur. Qu’il peut critiquer. Comparer les traductions possibles. Un livre de chevet. Et, pourquoi pas, le blockbuster de l’été ?…
1. Pour les passionnés d’Ulysse, signalons les Promenades dans la Dublin de Joyce, un voyage dans les différents quartiers de la ville en huit itinéraires, avec plans et photos, par Robert Nicholson, conservateur du Musée James Joyce à la tour Martello de Sandycove (éd. Anatolia).