Passages, 1er trimestre 2004, par Cyril Veken, Marc Darmon et Jean-Jacques Tyszler

L’Europe est-elle antisémite ?

« Oui », répond le linguiste Jean-Claude Milner dans l’entretien qu’il a accordé pour la revue Passages à Cyril Veken, Marc Darmon et Jean-Jacques Tyszler.
Dans un livre retentissant, et dont on pourra lire la recension par Judith Maya Malet page 55, Jean-Claude Milner débusque la structure durable et illimitée des penchants criminels de l’Europe démocratique. Il nous propose des analyses décapantes sur l’Europe qui a cherché à broyer le signifiant juif pour étendre de manière illimitée son emprise idéologique sur la société moderne. D’où cette Pax europæa qui s’allierait au djihad pour « qu’enfin Mahomet et Charlemagne s’entendent, voilà le rêve ». Un cauchemar que Milner propose d’oublier mais non d’ignorer.

Marc Darmon : Je vous ai entendu dire à la radio que votre livre était comme un constat de gendarme et à la relecture je me suis aperçu que c’était plutôt un cri.

Jean-Claude Milner : La dimension de constat est certainement importante. Comme je ne suis pas un esprit systématique, je maintiens toujours que, s’il y a système, ce sont les faits qui font système et que c’est en dressant le constat sans préoccupation de système que le système apparaît. Il se trouve en l’occurrence que le système des objets se dispose en béance. C’est peut-être cela que l’on peut appeler un cri. Mais ce n’est certainement pas la dimension première. Ça a pu arriver en second temps. La dimension première est la conviction absolue que j’ai que ce sont les choses qui font système et que ce sont nos fantaisies qui empêchent de discerner le système. En l’occurrence, je me suis employé à faire s’évanouir les fantaisies personnelles, y compris les miennes. On m’a fait valoir que je ne disais pas des Lumières un bien sans mélange, mais cela va de pair avec le fait évident que les Lumières m’ont entièrement formé. C’est de ce point-là que je pouvais dresser le constat que je dresse.

M. D. : Dans votre livre il y a certainement un voile d’illusions que vous vous efforcez de faire tomber. Ainsi, contrairement à l’idée reçue, Hitler n’a pas été vaincu complètement puisqu’il a été vainqueur sur un point essentiel.

J.-C. M. : Oui, mais cela aussi c’est un simple constat. Sur la question des chambres à gaz, je ne suis pas négationniste. À la différence de plus de gens qu’on ne croit. D’autre part, je pense – que cela ait été à la conférence de Wannsee ou plus tôt – que l’extermination a fait l’objet d’une décision liée à la guerre. À quoi répondait cette décision ? C’est une question que je laisse en suspens. Je ne fais que constater. Je ne mets pas en doute les chambres à gaz, je ne mets pas en doute le fait qu’il y ait eu une décision, ou plus exactement j’affirme qu’il y a eu des chambres à gaz, j’affirme qu’elles sont le fruit d’une décision, j’affirme que cette décision est une donnée fondamentale de la guerre mondiale ; j’affirme enfin que les chambres à gaz ont fonctionné, que les morts sont morts. On ne ressuscitera pas les millions de morts et puisqu’il était voulu qu’ils meurent, cela veut dire qu’un but de guerre a été atteint. C’est un fait incontournable. Après on peut dire que c’est compensé par toute une série d’autres choses dont l’effondrement de l’Allemagne nazie, mais cela n’affecte pas ce point particulier. Or, ce n’était pas un point minimal, mais un point essentiel puisque, juste avant de se suicider, Hitler donnait encore mission d’avenir à ceux qui le suivraient de lutter contre la race juive. Ce n’est donc pas un détail ou un point mineur. Je suis matérialiste, je constate : les morts sont morts ; ils sont morts par l’effet d’une décision de guerre et c’était un but de guerre. Quand un but de guerre est atteint, non pas par hasard, mais à la suite d’une décision, c’est une victoire. Une victoire isolée, mais incontestable.

Cyril Veken : Un des résultats de ces faits c’est que l’Europe est presque, à l’exception notable de la France, judenrein. Si bien que lorsque vous parlez de l’Europe, dans quelle mesure s’agit-il de l’Europe ou bien, plus spécifiquement, de la France ?

J.-C. M. : Premièrement, quand on dit que la France n’est pas judenrein, il faut se poser la question de la France métropolitaine en 1946. Sans inclure l’Algérie et sans anticiper sur le retour des séfarades. Dans l’Hexagone, la communauté juive des années trente était essentiellement ashkénaze et la communauté ashkénaze a été très largement frappée par la guerre. Bien sûr, il ne s’est pas passé en France ce qui s’est passé par exemple en Hollande où la communauté juive a été infiniment plus détruite qu’elle ne l’a été en France. Mais admettons qu’on dise que la France, même réduite à l’Hexagone, même en 1946, n’était pas judenrein, il faut se demander pourquoi elle ne l’a pas été. On comprendra alors que je parle vraiment de l’Europe. Qu’est-ce qui fait que la France, ça n’a pas été comme la Hollande ? Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures et trouver des raisons comme la taille du pays, etc. Il faut dire les choses comme elles sont : il y a eu un mouvement de résistance significatif, avec des cercles plus ou moins éloignés, des gens qui étaient dans les réseaux au sens propre, des gens qui étaient proches des réseaux sans en être ; il y a eu des protections qui se sont mises en place pour des raisons diverses, mais disons que, à un moment donné et de façon plus active en France qu’ailleurs, le signifiant national a fonctionné. Directement ou indirectement. Il y a des gens qui ont dit : « Ça ne peut pas se passer comme ça, des Français ne peuvent pas laisser faire ça. » Ça s’est passé ailleurs ; lorsqu’on a demandé à l’armée italienne d’arrêter les juifs dans la région de Nice, les officiers ont dit : « Nous sommes héritiers du droit romain, nous avons, avec l’université de Bologne, fabriqué le droit médiéval, vous ne pouvez pas demander à des Italiens de faire ça. » En France, beaucoup de gens sont allés au-delà d’un tel geste esthétique ; mais pour eux aussi, c’est le signifiant national qui a joué, y compris dans sa dimension fantasmatique, par cette croyance naïve que le signifiant national français a pour particularité de porter l’humanité en général.

Mais depuis que le gaullisme a disparu, que le PCF a entamé son long dépérissement, qu’est-ce qui est au poste de commandement ? C’est l’idéologie européenne. Mais l’idéologie européenne signifie que le signifiant national n’a aucune espèce d’importance. Qui plus est, on ne peut pas faire l’impasse sur le fait que ce soit au nom de l’Europe que le mouvement de purification des juifs a été commencé. Ce que les nazis voulaient, c’était une Europe judenrein. Ceux qui se sont opposés en France activement et dans d’autres pays moins activement à ce mouvement, ils l’ont fait au nom du refus national du nom d’Europe. Donc, d’un certain point de vue, je ne le dis pas dans mon livre auquel j’ai voulu garder un ton de douceur, le seul fait qu’à partir d’un certain moment le signifiant Europe ait été mis au poste de commandement et que, dans un second temps, cela a été ouvertement, au détriment des noms nationaux, pour la France, ça voulait dire : « Ceux qui ont protégé les juifs, on n’en a rien à faire, ils n’existent pas, ils ne comptent pas.»

Jean-Jacques Tyszler : À propos de ce trait que représentait le monde des ashkénazes, vous en dites la disparition avec une telle force que ça nous oblige à faire le constat de cette affaire, et c’est un des bienfaits de votre livre parce que ce constat, au fond simple, n’est pas assez dit. Personnellement, j’ai vécu cela comme une seconde mort. Chez les ashkénazes il y a aussi cette tradition de l’Aufklärung, de la raison, de la question de l’éthique, or dans votre livre vous n’en dites pas plus sur ce conflit intime qui fait qu’en même temps qu’il disparaissait, ce monde ashkénaze a également emporté avec lui toute la fierté de cette division, de cette difficulté qui était la leur entre foi et raison, cette question de la rationalité jointe à l’éthique. Pourquoi n’en avez-vous pas dit un peu plus dans le livre ?

J.-C. M. : Vous savez, au risque de vous étonner, je rappellerai simplement un fait, je connais très peu la communauté juive de l’intérieur. Au sens halachique je ne suis pas juif, et en tout cas ma vie n’a pas du tout été rapportée à la communauté juive, mais beaucoup plus rapportée, si l’on veut parler de communauté, à la communauté protestante. Donc les phases internes, les ruptures internes de l’histoire de la communauté juive de langue française, ce n’est pas quelque chose que je connais autrement que par ouï-dire. Je constate que quelque chose est arrivé à la communauté ashkénaze, et ce sur l’Europe entière. Au XXe siècle, il s’était déjà passé quelque chose, à savoir que le centre de la communauté juive européenne, l’horizon de la forme éclairée du judaïsme, se soit déplacé de Paris à Berlin. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, que ce soit en Russie, en Pologne ou en Lituanie, les juifs éclairés tournaient leur regard vers Paris, à cause de Napoléon, du fait que la religion juive pouvait être pratiquée, que les rabbins étaient des fonctionnaires, que l’État leur accordait un statut, etc. Naturellement Berlin était beaucoup plus proche et si un juif éclairé voulait faire des études universitaires, il se tournait vers la Prusse, mais, du point de vue idéal, l’horizon était celui de la France. Ça a été matérialisé par la création de l’Alliance israélite universelle, dont la langue véhiculaire est la langue française, où la culture référentielle est la culture française. Puis, à cause de 1870, entre autres raisons, l’axe s’est déplacé et pour les juifs d’Europe, c’est véritablement l’France, l’Empire allemand, l’France unifiée, qui, pas seulement pour des raisons pratiques mais pour des raisons profondes, est apparue comme lieu central. Alors le juif de langue allemande est devenu la figure idéale. Les juifs de langue française l’ont perçu à l’époque ; y compris dans les relations internes à la communauté juive, peu à peu la langue allemande et la culture et la philosophie allemandes prenaient le pas sur la France. C’est là une première rupture. Avec en contrepartie l’émergence de la nouvelle forme d’antisémitisme qui a consisté à dire : « Les juifs français ne sont pas français, ils sont en vérité allemands.»

C. V. : On pense à Dreyfus.

J.-C. M. : Dreyfus est en effet le grand exemple. Mais il est généralisable. C’est si j’ose dire la réinterprétation, du côté de l’antisémitisme français, d’un phénomène de déplacement à l’échelle de l’Europe, sinon du monde. Ce n’est plus Crémieux qui est le grand homme du judaïsme international, ce sont bien plutôt des figures de langue allemande. Deuxième déplacement au sein du dispositif proprement français, la prise en compte du judaïsme séfarade. Considérons le décret Crémieux. Je pense que sa fonction était de permettre aux juifs d’Algérie de rester en Algérie et de ne pas venir sur le sol métropolitain. C’est donc une protection qu’on leur donne en même temps qu’on leur dit : « Restez là où vous êtes, ne venez pas troubler l’équilibre déjà compliqué entre les juifs bordelais et les juifs alsaciens. » J’ajoute que l’équilibre sera ultérieurement rendu encore plus compliqué par la séparation de l’Église et de l’État, qui va introduire une situation à part pour les juifs d’Alsace. Dans ma jeunesse, jusque dans les années 1950-1960, un juif c’était essentiellement un juif ashkénaze, un survivant. L’émergence des juifs séfarades est un phénomène relativement récent, lié évidemment à l’indépendance de l’Algérie. Alors j’en viens à la question que vous posiez précédemment. Le programme hitlérien concernait les ashkénazes. Pour autant que je puisse voir, les séfarades étaient confiés au grand mufti de Jérusalem ; c’est à lui ou à ses semblables qu’il serait revenu de régler le problème s’il y avait eu victoire. Comment cela se serait passé, personne ne peut le savoir, mais en tout cas le souci immédiat de purification de l’Europe, ça concernait les ashkénazes. Et ça les concernait (comme Freud le dit quelque part) non pas en tant qu’ils étaient très différents des Européens, mais en tant qu’ils n’étaient pas très différents. Le point crucial, si j’ose dire, c’était justement qu’ils étaient si peu distinguables. Et cela, grâce aux Lumières. En fait, le programme nazi n’a rien à faire du shtetl. Son ennemi principal, c’est en vérité le juif des Lumières, parce qu’on ne le reconnaît pas, parce qu’on pourrait ne pas le reconnaître. C’est justement en ce point du peu de différence, du trop peu de différence, qu’intervient le racial. La race permet de faire passer le tranchant d’une séparation essentielle entre des êtres qui se ressemblent absolument. Plus les Lumières accomplissaient leur programme, plus on eut recours à l’en-deçà des Lumières, au plus obscur du somatique. Le discours racial est l’ombre noire que projette l’assimilation et qui la suit, d’autant plus nettement dessinée que la lumière est plus vive.

C. V. : Il y a d’ailleurs un amour du folklore dans l’université allemande qui voit avec intérêt cette misère du shtetl.

J.-C. M. : Oui, bien sûr. Vous connaissez la légende récente qui veut que Hitler soit devenu antisémite en étant camarade de classe de Wittgenstein. Les preuves sont très ténues, mais il arrive que les choses fausses touchent à la vérité ; je pense que si Hitler, et ça, il le dit, est devenu antisémite militant à Vienne, c’est parce que justement, à Vienne, il y avait tant de juifs assimilés, peu reconnaissables. C’est là la clé et c’est pourquoi, de ce point de vue là aussi, les Lumières ont quelque chose à faire avec la forme particulière qu’a prise la politique d’extermination. S’il n’y avait eu que des shtetl, je pense que la question ne se serait pas posée dans les mêmes termes. C’est ce que je dis pour les Tziganes : ils ont été exterminés, mais la politique d’extermination n’a pas été définie pour eux. Elle n’a pas été définie pour eux parce que les Tziganes sont très reconnaissables : nomades alors que les Européens sont sédentaires, ils continuent de parler une langue spécifique, à s’habiller d’une façon particulière, etc. Si tout le judaïsme européen avait été comme les Tziganes, très repérables, la question ne se serait pas posée dans les mêmes termes.

C. V. : D’ailleurs vous avez cette formule, due sans doute à ce que vous appeliez votre douceur, que ce n’est pas pour les Tziganes que les chambres à gaz ont été inventées.

J.-C. M. : Oui, c’est ce que je pense. Arno Mayer dans La Solution finale dans l’histoire pose une question qui vaut tout à fait la peine d’être posée : pourquoi et pour qui la politique d’extermination a-t-elle été mise en place ? Il pense qu’elle est arrivée tard, qu’elle est arrivée parce que Hitler n’a pas réussi à conquérir l’Angleterre et a dû s’étendre vers l’Est de l’Europe, qu’il a donc eu à gérer des communautés juives non assimilées très nombreuses. Des communautés – cela, c’est moi qui l’ajoute – qui n’intéressaient personne en France ni aux France, et encore moins chez les sionistes, en sorte que toute politique de troc était vouée à l’échec. Il a fallu résoudre cela, dit Arno Mayer, et il conclut que la notion d’extermination n’a pas été inventée pour les juifs en tant que juifs, mais pour les populations jugées non assimilables, parmi lesquelles les juifs, mais aussi les Russes, les Slaves en général, les Tziganes vraisemblablement. Ma position est très exactement l’inverse. Je pense que Mayer a tort en tant qu’historien, mais qu’il touche un point essentiel pour la pensée. S’il a tort, il faut donc que la pensée aille jusqu’au bout : il faut tenir que l’idéologie de la non-assimilation est insuffisante pour susciter une politique d’extermination, c’est-à-dire une politique dont l’extermination soit le but et pas seulement un moyen ; une politique de plus qu’a nécessité une invention technique. Dans la longue histoire des exterminations humaines, il y a beaucoup d’exemples de politique dont l’extermination est un moyen, il n’y en a pas tellement dont l’extermination soit le but ; il y a encore moins d’exemples d’extermination qui ne se contentent pas des techniques de destruction existantes. La chambre à gaz est une toute petite invention technique qui ne demande pas beaucoup de savoir-faire. Le gaz après tout existait…

C. V. : Il avait même utilisé à des fins létales pendant la première guerre mondiale.

J.-C. M. : Oui, oui. C’est une petite invention, mais c’est malgré tout une invention, alors que par exemple l’euthanasie des malades mentaux n’avait réclamé aucune invention technique. De la même manière que parquer les juifs à Drancy ne réclamait aucune invention technique, il suffisait d’une HLM ordinaire et de fermer les deux extrémités. Mais pour exterminer les juifs, il a fallu une invention technique incontestable et je pense que c’est vraiment pour eux que ça a été mis en branle précisément parce que les juifs, comme le dit Freud, pouvaient s’assimiler. Cela dit, ceux qui pensaient que les juifs sont éternellement inassimilables n’allaient pas nécessairement s’indigner très fort devant l’innovation.

C. V. : À côté de cet éclairage sur l’histoire de l’extermination des juifs d’Europe, il y a la question de ce que vous appelez, « les penchants criminels de l’Europe démocratique » dans notre actualité. Et de ce point de vue, pourriez-vous dire quelques mots de l’appui que vous prenez sur ce que vous appelez l’organon lacanien et que vous présentez comme nécessaire à votre élaboration ?

J.-C. M. : L’Europe s’est retrouvée en 45 avec un problème qu’elle avait toujours considéré comme majeur et qui s’était évanoui. L’idée que les ashkénazes faisaient obstacle à l’unification européenne ou en tout cas à la disparition des frontières, ça a été écrit en toutes lettres par Giraudoux. S’il avait vécu en 46, il ne l’aurait peut-être pas dit parce que ce n’était pas le bon moment, mais il aurait sans doute pensé : « Bon, maintenant on peut y aller ». Tous les pères de l’Europe étaient des contemporains de Giraudoux. Il suffit de regarder les dates de naissance, c’est vraiment le même type de génération, avec la même expérience, à savoir la guerre de 14 comme fracture grave à quoi il fallait porter remède. L’idée européenne moderne, à mon avis, est une idée antérieure à la Seconde Guerre mondiale ; elle naît après la catastrophe de la première et se heurte dans l’entre-deux-guerres à des difficultés, parmi lesquelles l’existence d’une communauté ashkénaze nombreuse. C’est ce que disent des témoins importants (Giraudoux, ce n’est pas peu de chose). En 45, sur les ruines laissées par la Seconde Guerre mondiale, l’Europe peut commencer. Pour différentes raisons : parce que l’France est divisée, on n’a plus cette grosse machine puissante et impérialiste ; grâce au rideau de fer, on peut jouer dans un espace plus petit, on peut laisser de côté des zones plus difficiles comme la Roumanie, la Bulgarie, etc. Donc on commence petitement, avec l’Europe des Six, c’est-à-dire pratiquement avec ce que laisse le rideau de fer, moins l’Angleterre.

C. V. : Autour de la France et de l’France.

J.-C. M. : Oui, autour de la France et de l’France, et de l’France coupée en deux. Dans cet espace-là, les choses sont possibles. Mais je pense que les vrais Européens avaient d’emblée l’idée qu’au moins la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Pologne, ainsi que les pays baltes, devaient à terme en faire partie. On construirait l’Europe des Six solidement, mais à terme, lorsqu’on aurait résolu le problème du rideau de fer, on ne pouvait pas abandonner ce qu’il y avait de meilleur dans l’Europe de l’Est. Imaginez, pour les Français, les Polonais c’est eux ; pour les Allemands, la Hongrie c’est eux ; quant à la Tchécoslovaquie, elle avait été sur le point d’accepter le plan Marshall. Or, si on dit Pologne, Hongrie, Pays baltes, Tchécoslovaquie, eh bien, ou dit Yiddishland et pays d’extermination. Quand les saintes femmes arrivent devant le tombeau du Christ et qu’elles voient que la pierre a été roulée par une main inconnue, l’Évangile ajoute « or, la pierre était très lourde » pour faire comprendre qu’aucun être humain ne pouvait l’avoir déplacée. Eh bien là, c’est un peu la même chose, les Européens avaient une pierre très lourde qui était le Yiddishland et une main avait roulé la pierre, « or, la pierre était très lourde »… Aujourd’hui qu’enfin le dessein des vrais Européens, à savoir l’Europe ouverte vers l’Est, entre dans les faits, si l’on regarde ce qui la rend possible, c’est l’extermination.

Le thème fondamental de l’Europe, ce qui la justifie, c’est de considérer que son ciment, ce doit être la paix. Alors que, à l’ère des nations, les relations entre nations c’était la guerre. Entre paix et guerre, l’Europe véritablement n’a de sens qu’au registre de la paix. On a donc une contradiction : ce qui l’a rendue possible, c’est une guerre, et c’est une défaite à côté de laquelle les écrasements dans l’histoire n’ont pas d’équivalent. La défaite de l’France n’a pas de précédent dans l’histoire. L’Europe est née de l’écrasement absolu d’un des pays les plus civilisés du monde, dont on peut dire qu’en 45 il n’en est pas resté pierre sur pierre. Il faut donc régler ce paradoxe qui fait que l’espace de la paix est rendu possible par une guerre. Je pense que le paradoxe a été résolu, au départ par la dialectique de la rencontre De Gaulle-Adenauer : « Nous, vieillards, sommes héritiers des guerres du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle ; justement pour cette raison-là, nous pouvons mesurer le prix de ce que nous avons à construire ensemble, une Europe des nations où les nations existent, mais où chaque nation choisit de se lier aux autres, non plus en termes de guerre, mais en termes de paix. » Puis, peu à peu, cette dialectique de la mémoire s’est développée en une stratégie d’extrême oubli ; l’acte de naissance a été véritablement enseveli et, après tout, puisque je fais usage de la référence lacanienne, je peux aussi faire usage de la référence freudienne : l’être humain cherche à oublier les conditions dans lesquelles il est né-inter faeces. Comme l’Europe est humaniste, elle imite l’être humain en toute chose et, comme lui, elle cherche à oublier. C’est maintenant chose faite et nous avons une Europe élargie dont la clé est la paix.

Je crois qu’on peut distinguer les phases. La première, 45, on est encore dans les ruines, la deuxième c’est De Gaulle-Adenauer, « nous savons ce qu’est la guerre et nous décidons de faire autrement » ; une troisième phase serait la phase Giscard-Schmidt et Mitterrand-Kohl, « les nations ça disparaît » ; on arrive maintenant à une quatrième phase où l’Europe existe et commence à regarder vers l’extérieur. En gros, elle se pose en instituteur du monde : « Nous avons réussi ; nous qui avons inventé les guerres modernes, nous qui avons inventé le lieu où il y eut le plus de guerres, nous avons trouvé les modalités intellectuelles et politiques pour surmonter cela ; eh bien ce savoir-là, très précieux, nous le répandons sur la terre entière. Nous sommes voués à faire que la paix à l’européenne se répande sur la terre entière. » C’est pour cela que je dis qu’il y a une Pax europæa, modèle européen de la paix, très distinct du modèle américain de la paix, et que l’extension de ce modèle est à l’ordre du jour.

C. V. : Pourrait-on dire que ce que vous décrivez est venu comme un remplacement des Lumières du XVIIIe siècle, les nouvelles Lumières ?

J.-C. M. : Oui, si vous voulez. Ce sont les nouvelles Lumières politico-économiques puisque c’est aussi la paix comme circulation des biens et des personnes. Dans cet espace-là, dans cette phase-là, la France, plus que l’France, encore timide, veut être le porteur des nouvelles Lumières. Ça s’est démontré au moment des grandes manifestations concernant la guerre d’Irak, à déchiffrer comme une affirmation de la Pax europæa en opposition à la Pax americana. La Pax europæa étant l’extension de la paix par une paix qui précède toujours la paix elle-même, alors que la Pax americana, c’est la guerre qui précède la paix. C’est pour cela que je parle de l’expansionnisme de la paix, formule qui m’a été reprochée ; c’est l’idée que la paix européenne peut s’étendre sans bouger, sans faire autre chose que de dire.

M. D. : Dans ce Mouvement d’extension, d’illimitation, quelle est la place du peuple juif, et en quoi constitue-t-il de façon structurale un obstacle à cette expansion ?

J.-C. M. : Vous avez dit illimitation. Jusqu’à une date relativement récente, l’Europe élargie avait une limite. En gros, l’Oural. Au-delà de ça, on pouvait avoir les meilleures relations du monde mais ça n’allait pas de soi, c’était autre chose. Maintenant, je crois que l’on peut dire très sérieusement qu’à partir du moment où l’appartenance européenne a été définie par des critères plus formels que substantiels : l’acceptation du libre marché, l’acceptation de la libre circulation des biens et des personnes, l’acceptation en gros de la démocratie, à partir de ce moment-là, il suffit d’une distance géographique pas trop importante pour y être inclus. Voir la Turquie, cas fort intéressant. Mais si l’on dit la Turquie, pourquoi pas l’Algérie ? Pourquoi pas le Maghreb ? Et si l’on dit l’Algérie et le Maghreb, pourquoi pas toutes les rives méditerranéennes ? Et dès lors la question de l’État d’Israël se pose. Autrefois, dans la période où l’Europe se sentait encore redevable aux juifs exterminés, la relation entre Israël et l’Europe était naturelle. Aujourd’hui, les Européens considèrent que la guerre est terminée. Que c’est vraiment pour solde de tout compte. C’est comme cela qu’il faut lire par exemple les déclarations de reconnaissance de faute par quoi Chirac a marqué les débuts de son septennat. Ça peut se lire d’une autre manière, mais je pense qu’on peut le lire aussi comme la déclaration d’un solde de tout compte : la dette est reconnue, elle est close.

Aujourd’hui, l’Europe, globalement, considère que l’État d’Israël en particulier, que l’affirmation juive de façon plus large, est une figure de limite et que par voie de conséquence elle est structurellement en position d’obstacle à l’égard de ce mouvement d’illimitation qui est maintenant celui où l’Europe s’est engagée. Pour dire les choses autrement, si l’Europe est définie par les critères socio-économiques (socioculturels si l’on veut), cela veut dire que l’Europe se considère comme le porteur privilégié de la société moderne. Que seuls les hasards de l’histoire ont fait que ce sont les France qui ont été pendant le XXe siècle porteurs de la société moderne. (Les hasards de l’histoire étant le fait que l’Europe se soit lancée dans deux guerres mondiales.) Maintenant, la page des guerres est tournée, on est dans une page de paix, de paix illimitée, indéfinie dans le temps et illimitée autant que faire se peut dans l’espace (en tout cas dans l’espace européen : c’est pourquoi on supporte si mal les Balkans et on met tout de suite le voile dessus) ; l’Europe peut redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, le porteur de la société moderne. Mais la société moderne est structurellement, c’est sa définition même, illimitée. Premièrement, il n’est rien qui fasse limite à la société ; deuxièmement, il n’est pas de position où l’on ait la possibilité ou le droit d’échapper à la société.

C. V. : Comme pour confirmer votre propos, Rosanvallon va répétant que les modifications constitutionnelles devront explicitement porter que la mission du politique, mission que doit reconnaître la Constitution, est d’expliciter la société.

J.-J. T. : À propos de la société illimitée, je voudrais vous interroger sur le passage que vous faites dans votre livre entre la paix comme illimitée et la société comme illimitée, y compris au sens de sa jouissance, c’est-à-dire les demandes illimitées que l’on peut voir s’exprimer aujourd’hui concernant les droits du corps – comme avec l’exemple des raéliens que vous citez. Il y a là un point difficile dans votre livre, car à cet endroit vous convoquez, non pas le Yiddishland, non pas la tradition juive, mais le signifiant « juif » comme tel et vous dites qu’à lui seul le signifiant « juif », le nom de juif fait limite à cette jouissance illimitée. C’est une chose difficile à accepter d’emblée. Pourriez-vous préciser ce point ?

J.-C. M. : Comme vous l’avez remarqué, je m’appuie sur la grammaire, comme Freud, et sur la distinction entre affirmation, négation et interrogation. Je pense, quant au signifiant « juif », qu’il est éclairant de parler, pour ceux qui en sont eux-mêmes marqués, de juifs d’affirmation, de juifs de négation et de juifs d’interrogation. Est juif d’affirmation celui qui dit à son enfant : « Je suis juif et tu es juif parce que je suis juif. » À ce point, ou bien ça s’arrête ou bien ça continue ; or, je suis matérialiste : la seule forme de continuité qui, en l’absence de continuité territoriale, de continuité de langue, ait subsisté, c’est ce que j’appelle l’étude.

C. V. : Qu’entendez-vous ici par « étude » ?

J.-C. M. : Il s’agit de la Thora orale.

C. V. : Donc par exemple ce à quoi Benny Lévy fait retour ?

J.-C. M. : Oui, à ceci près que le retour implique une discontinuité éventuelle. Me situant dans une position d’observateur matérialiste, je me pose la question de Spinoza, comment se fait-il que ça ait duré alors qu’il n’y a pas d’État, pas de langue, pas d’accord quant à une politique possible, quant à la philosophie, etc. On ne peut même pas dire que la continuité, ce soit devenu les chambres à gaz, puisqu’elles ne concernent que les ashkénazes, et, parmi les ashkénazes, ceux qui sont demeurés en Europe. La seule continuité, c’est cette continuité de l’étude de la Thora orale, continuité fragile, qui a failli être rompue à plusieurs moments mais qui, apparemment, ne l’a jamais été. On a là une positivité matérielle et la forme de langue qui répond à la positivité matérielle, c’est l’affirmation.

Le juif d’interrogation, c’est celui qui se pose la question : « Je dis de moi même que je suis juif, mais que dirai-je à mon enfant ? » Le juif de négation, c’est celui qui répond à la question : « Je ne dirai rien à mon enfant, parce que ce n’est pas moi qui dis de moi que je suis juif. », Cette troisième position, je l’ai perçue de manière à la fois directe et rétroactive, puisque mon père était juif de négation et de la négation la plus pure, ne disant littéralement rien à ses enfants. D’après ce qui m’a été rapporté (lui-même ne m’en a évidemment jamais rien dit), au moment où le port de l’étoile jaune a été imposé, il n’a, au sens propre, rien voulu en savoir : « Ca ne me concerne pas – aurait-il dit –, ça les regarde », « les », ça voulait dire les Allemands et la police française.
Pour simplifier, on pourrait dire que pour le nom juif, comme pour tout nom, la continuité passe entre les parents et l’enfant, mais qu’à la différence des autres noms, cette continuité se noue en double hélice à la continuité d’une étude littérale. À ce nouage, le sujet peut répondre oui ou non, sinon qu’entre la position du juif d’affirmation et celle du juif de négation, il y a le balancement, l’oscillation de l’interrogation.

C. V. : Sur ce point, pour poursuivre la question de Jean-Jacques Tyszler, est-ce que le juif d’interrogation n’est qu’oscillation entre affirmation et négation, ou bien est-ce que ça pourrait être une modalité originale d’être juif ?

J.-C. M. : Ce n’est pas à moi mais à eux qu’il faut le demander.

C. V. : L’étude, y compris de la tradition juive, non pas au service d’elle-même simplement, mais comme contribution au savoir général. Non pas étude exclusive des textes juifs, comme le retour de Benny Lévy pour qui, à part Sartre, plus aucun de ses anciens maîtres ne trouvait grâce à ses yeux.

J.-C. M. : Pour Benny Lévy ça a été un retour au sens propre, c’est-à-dire qu’il était allé très loin du nom juif. Il faut prendre au sérieux le mouvement de négation qui avait été le sien. On ne peut pas simplement dire « à part Sartre, aucun de ses maîtres ne trouvait grâce à ses yeux », car lui-même ne trouvait pas grâce à ses yeux ; c’est de lui-même qu’il pouvait dire qu’il avait été un juif de négation poussé au point extrême, au point, comme il l’a rappelé, d’accepter qu’on tienne devant lui des propos antisémites sans relever la chose.

C. V. : Sur le juif d’interrogation, que répondez-vous si je vous demande si vous êtes vous-mêmes d’affirmation, de négation ou d’interrogation ?

J.-C. M. : Je ne suis pas juif halachique. Le seul sens pour moi, le seul sens matérialiste, d’être juif, c’est être juif selon la loi.

C. V. : Mais lorsque vous dites que le juif représente ce qui fait limite à la volonté d’illimité de l’Europe, n’y aurait-il pas lieu de dire qu’à ce moment-là le nom « juif » nomme tout ce qui fait obstacle à cet illimité ? Et de dire par exemple que la psychanalyse fait obstacle à l’illimité dans la mesure où les quatre points dont vous parlez, homme, femme, parents, enfants sont pour elle fondamentaux. On pourrait alors dire que Lacan est juif.

J.-C. M. : J’évoque la question de la psychanalyse. Il ne m’appartient pas de dire si c’est un hasard ou pas si la psychanalyse a été inventée par quelqu’un qui découvre que son père est juif quand celui-ci ramasse, sans mot dire, son chapeau tombé à terre. Il y a à la fin du Moïse un paragraphe où Freud se flatte d’avoir éclairé quelques particularités du caractère juif, mais il reconnaît qu’il n’a pas expliqué « la raison pour laquelle les juifs ont pu conserver leur individualité jusqu’à aujourd’hui ». Il ajoute : « En toute équité, on n’a le droit ni d’exiger ni d’attendre des réponses exhaustives à de telles énigmes. » Le discours freudien est balisé par cette réponse manquante ; on cite souvent la question « Que veut une femme ? », mais c’est une question que Freud a posée dans les années 1920, alors que la question sur la persistance du nom juif, il savait que ce serait sa dernière question et qu’il la posait au moment où Hitler l’avait contraint de se penser lui-même comme juif. Il choisit donc de terminer son parcours sur une non-réponse et une non-réponse qui le concerne au plus intime. Si vous dites Lacan est juif, je vous répondrai, il est psychanalyste.
Qu’est-ce que ça veut dire « la psychanalyse et le nom juif sont dans la même position structurale » ? On peut le dire, mais qu’est-ce que ça nous apprend et sur l’un et sur l’autre ? La halacha ne définit pas ce qui fait obstacle à l’illimité ; ce n’est pas elle qui définit ce qu’est la psychanalyse et ce qu’elle n’est pas. Elle définit qui est juif et qui ne l’est pas.

M. D. : Lacan dans sa « Proposition » de 1967 sur la passe dit très clairement que l’existence des juifs se trouve au point de concours de trois fonctions majeures. Celle du nom-du-père, celle de l’identification et celle de l’objet qui se répartissent dans les trois registres du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel. Il n’y a donc pour Lacan pas lieu de s’étonner du rôle des juifs dans le mouvement psychanalytique, mais plutôt de faire de la mise en question de leur religion un devoir prioritaire pour les psychanalystes.

Je voudrais vous interroger sur votre division que reprend Benny Lévy dans son livre entre juif d’affirmation, juif de négation et juif d’interrogation. Pour moi, elle fait écho à ce que nous pouvons trouver dans la Haggadah de Pessah, le récit de la sortie d’Égypte, ce moment fort de transmission entre parents et enfants juifs. Il y a un passage de ce texte où les enfants posent des questions, mais la forme même de leurs questions les répartit en trois figures celle du harcham, du sage ou juif d’affirmation, celle du racha, le méchant ou juif de négation, celle du tam, le simple ou l’ignorant, figures auxquelles s’ajoute une quatrième, celui qui ne sait même pas poser de questions. Y avait-il chez vous cette référence ?

J.-C. M. : Ce qui pour moi était important, c’est que si on dit juif d’affirmation, juif de négation et juif d’interrogation, il est crucial de comprendre que c’est exactement le même nom. Donc le juif de négation a Lin rapport de négation au même nom que celui auquel le juif d’affirmation a un rapport d’affirmation. Quand on pose la question « comment le nom a-t-il pu durer au cours des siècles ? », c’est de ce nom-là qu’on parle et qui est le même dans les trois cas. Dans la triple figure que vous évoquez, la question de savoir s’il y a quelque chose d’unique à quoi chacun des trois a ou pas une relation différente, on peut se la poser, mais je serais incapable d’y répondre.

M. D. : Il y a une autre circonstance, c’est quand le nom est refoulé, quand le nom ne nomme pas. Vous évoquez le commentaire de Lacan sur l’oubli du nom Signorelli par Freud, alors permettez-moi de vous poser cette question : vous avez évoqué la position de juif de négation de votre père, comment cela a-t-il fait retour ?

J.-C. M. : Eh bien c’est très simple en vérité. C’est d’ailleurs pour cela que je fais usage de Signorelli, c’est que ça peut faire retour sous l’effet de la ruine métonymique du nom. En effet, quand il n’y a pas affirmation du nom, la ruine métonymique, c’est aussi bien la plaisanterie juive que la carpe farcie, que le mot de yiddish qui sort au détour d’une circonstance. Je pense par exemple que tout le cinéma de Woody Allen est fondé sur la ruine métonymique, mais aussi Seinfeld, dont la série est intéressante parce que tout entière située dans un milieu juif. Et puis vous avez le cas beaucoup plus subtil de la métaphore, c’est-à-dire de ce mot qui vient par substitution. Je pense que les grands juifs savants, dont en France Benveniste, ont été dans la structure de la substitution, c’est-à-dire qu’ils ont fait de l’étude, pour le cas de Benveniste de l’étude indo-européenne, l’exact substitut de l’étude juive. Pour certains, un moment vint où ils durent conclure que la substitution était une métaphore. Ainsi Walter Benjamin, sinon que non seulement il conclut à la métaphore, mais qu’il passe de la face de métaphore à la face de métonymie : les ruines métonymiques qui s’entassent devant l’Ange, dans ses « Thèses sur le concept d’histoire ».

J-J. T. : Sur ce point justement, pourquoi est-ce que vous radicalisez autant cette opposition très ferme, très farouche entre culture et étude. Parce qu’étude pour vous, à la fin vous le dites, c’est pour vous la transmission du texte pharisien. Alors on s’étonne parce que vous-même êtes formé autrement.

J.-C. M. : Oui, mais j’ai été formé à une autre forme d’étude.

C. V. : Alors c’est cette forme d’étude qui est en crise aujourd’hui, celle qui a été la vôtre.

J.-C. M. : Oui, c’est ce que j’ai toujours dit. Mais là on se déplace par rapport à l’axe du livre. La conviction qui règne aujourd’hui, c’est que la culture l’emporte sur l’étude ; or, la culture, c’est par imprégnation que ça passe. Donc on lit ou on ne lit pas, c’est pareil. Mais l’étude qui a pu être substituée par les juifs de l’Aufklärung à l’étude rabbinique, à l’étude de la loi orale, c’est une étude textuelle, pas du tout une imprégnation. Il s’agit très souvent de l’antiquité gréco-latine et plus généralement non juive, restituée par la philologie. Prenez Darmesteter par exemple, ou Benveniste, c’est une étude textuelle qui se substitue en échange standard à l’étude rabbinique. Ce type-là de rapport au texte traverse une crise profonde en Europe ; c’est même une crise radicale. Les derniers qui aient connu l’avant-crise en France, c’est effectivement la génération althussérienne, qui a eu un rapport d’étude littérale, aussi bien à la philosophie (l’intervention d’Althusser sur Marx est une étude littérale du texte), qu’à l’histoire des sciences, qu’à l’épistémologie, qu’aux textes proprement dits. Cela rendait possible, non pas une substitution, parce que ce n’était pas des gens qui venaient de l’étude rabbinique, mais la possibilité que cette espèce de philologie généralisée sature complètement le lieu de l’étude, de telle façon que l’étude de la Thora ne subsiste même pas sous la forme d’un regret, d’un manque, d’un oubli.

C. V. : Mais vous parlez beaucoup de vous-même quand vous dites cela ; vous avez plongé dans l’étude avec la même ardeur que Benveniste.

J.-C. M. : Oui, bien sûr. Si on suit le processus en France, on sait très bien que ça s’est arrêté après 68. C’est que dans la société illimitée l’étude littérale faisait limite et la société illimitée l’a de moins en moins supporté. Il s’est produit un certain nombre de choses qui ont convergé. Aujourd’hui, qui est-ce qui peut dire que la philologie joue le rôle de limite à la société illimitée ? Même la philologie cinéphilique a pratiquement disparu. Donc qu’est-ce qui reste comme limite ? Pas grand-chose. Je pense qu’effectivement la psychanalyse lacanienne, à cause de sa dimension littéraliste, fonctionne comme une limite, mais pas toute la psychanalyse, pas tous les modes de psychanalyse. Si on regarde du côté des noms de l’histoire, seul le nom juif fonctionne encore sur ce mode, grâce au nouage de l’étude et de la quadriplicité.

C. V. : Alors de ce point de vue, votre réponse, « selon la halacha je ne suis pas juif », peut s’entendre comme une manière de prendre en compte le réel de la différence des sexes : par le père seul je ne suis pas juif, par la mère oui. Or d’autres, dans le même cas que vous, ne s’estiment pas empêchés de s’affirmer comme juif, si bien que votre réponse semble dire « ce n’est pas affaire de ma décision ».

J.-C. M. : Mais oui. Les noms, ce n’est pas une affaire de décision personnelle. L’enfant ne se donne pas à lui-même son propre nom. Et l’on voit très bien que l’illimité ne pourra pas supporter longtemps encore la question du nom de famille, en quelque sorte prédéterminé, et le fait que le nom propre soit inaltérable. Je connais pas mal de gens qui ont changé de prénom parce qu’ils ne supportaient pas l’idée que le prénom ne fasse pas l’objet d’un choix. La société illimitée marque là sa prise. Ce que je dis sur le nom juif, c’est ce que je dirais sur n’importe quel nom. Simplement là ça se concentre d’une façon particulière, parce que la continuité du nom juif, il n’y a que le nom juif qui la supporte.

C. V. : Les éditions Verdier ont fait paraître pratiquement en même temps que le vôtre la reprise d’un texte de François Regnault, Notre objet a, et le livre de Benny Lévy, Etre juif. Vous avez vous-même eu des relations très proches avec ces deux auteurs, est-ce que vous pourriez nous dire ce qui fait la spécificité de votre approche par rapport à ce qui fait point commun entre les trois ouvrages, à savoir le nom juif ? Votre livre peut-il être considéré comme un livre sur les juifs, un livre sur l’Europe, un livre sur la France, un livre sur les intellectuels français ?

J.-C. M. : Oui sur tout cela. Je passe par tous ces points. Mais en vérité je pose une seule question qui va se révéler avoir deux versants. Cette question, c’est celle que posait Spinoza : comment le nom juif a-t-il pu se perpétuer ? C’est également celle de Freud, qui dit que nul ne peut y répondre. Ce qui veut dire qu’il pense que Spinoza n’y a pas répondu. J’essaye pour ma part de braver à la fois Spinoza et Freud, en répondant. En répondant à cette question, je découvre qu’elle a en vérité deux versants : Premier versant : comment le nom juif se perpétue-t-il pour lui-même ? C’est-à-dire que je tente de répondre à la question comme s’il n’y avait que les juifs, puisque le nom juif se perpétue pour les juifs, pas seulement pour eux, mais pour eux aussi. C’est ce point que j’aborde par le biais de la quadriplicité, homme/femme/parents/enfant. Deuxième versant : comment le nom juif se perpétue-t-il dans un monde où il n’est pas le seul nom ? Parmi ces mondes, il y a l’Europe, or l’Europe est le seul monde pour lequel la persistance du nom juif se soit formulée comme un problème appelant une solution. Si j’avais posé la question du point de vue du monde musulman, je n’aurais sans doute pas donné la même réponse. Je n’aurais pas non plus répondu de la même manière si je m’étais posé la question du point de vue des Etats-Unis, où tout est fluidifié dans la logique des minorités. J’ai été amené à privilégier, étant donné le point d’où j’écrivais, le monde européen. Posant la question de la perpétuation du nom juif dans le monde européen, je rencontre la forme du problème et de la solution ; je suis bien obligé de rencontrer le fait que cette solution a connu deux versions, et que la deuxième de ces versions est criminelle. Je pense que la deuxième version donne la vérité de la première et que ce qui suit la deuxième trouve encore sa vérité dans la deuxième. C’est pourquoi je parle des penchants criminels, puisque le moment qui éclaire tous les autres est un moment criminel.

C. V. : Vous laissez soigneusement de côté, à part quelques remarques très vives, le monde arabo-musulman, mais en posant néanmoins une équation pour le moins interpellante et qui est paix = djihad.

J.-C. M. : Équation qui vaut pour les Européens. Concernant le monde musulman, je ne m’avancerai pas. Il y a des spécialistes, à eux de dire. Une précision : je distingue monde arabo-musulman et monde musulman. Pour qu’on puisse parler de monde arabo-musulman, il faut que tout à la fois l’islam soit religion dominante et que l’arabe soit langue dominante ; une grande partie du monde musulman ne parle pas l’arabe. Cela dit, un des fantasmes de l’Europe est que le monde musulman est un et que son unité est rendue visible par le monde arabo-musulman. Or, je pense que le monde arabo-musulman n’est pas un, et encore moins le monde musulman en général ; de même que Bossuet parlait des variations des Églises protestantes, il faudrait parler des variations de l’islam. Je ne peux pas en dire davantage, parce que je n’en ai pas les capacités. Je ne parle que de l’usage que fait l’Europe de son fantasme arabo-musulman, et l’usage qu’en fait l’Europe me paraît être celui que je dis ; elle considère qu’elle est vouée à s’étendre sans limites, et que, comme elle, l’islam est voué à s’étendre sans limites. Le nom de l’expansion de l’Europe s’appelle la paix. Le nom de l’expansion de l’islam s’appelle le djihad. C’est pourquoi paix = djihad. À partir du moment où l’Europe a choisi de ne pas considérer l’islam comme lui étant ennemi, mais comme pouvant faire l’objet d’un gentlemen’s agreement, ça veut dire qu’il faut mettre en équivalence ces deux expansions, qui sont supposées légitimes l’une et l’autre. Il faut donc faire en sorte que leur point de rencontre ne donne pas lieu à des affrontements. C’est le voyage de Chirac en Algérie, l’Algérie étant un point de contact entre l’Europe et le monde arabo-musulman. Si on résout le problème de l’Algérie, autrement dit, si l’Algérie suit les conseils que Chirac lui a donnés, tout se résoudra. Si le roi du Maroc suit les conseils que Chirac lui a donnés, etc., etc.
Cette équivalence géopolitique paix = djihad représente, dans l’imaginaire de l’Europe, la réunion des deux moitiés de l’humanité, la moitié européenne et la moitié musulmane. On laisse de côté l’expansion américaine, toujours illégitime par essence aux yeux de l’Europe, et on laisse entre parenthèses (parce que le problème est supposé n’être pas urgent) la question de l’expansion d’un pays asiatique, que ce soit la Chine, le Japon ou l’Inde. Je crois donc qu’il y a un mode d’accord géopolitique, qui est un gentlemen’s agreement : vous vous étendez et nous nous étendons, mais qui est aussi un peu plus qu’un gentlemen’s agreement, puisqu’il comporte une légitimation, assurée par des idéologues.
L’extension de l’Europe, le fait qu’elle passe de six à quinze puis à vingt-cinq, si c’était les Etats-Unis, on appellerait ça de l’impérialisme ; quand c’est l’Europe, on appelle ça un élargissement. Pourquoi ? Parce que c’est au nom de la paix. La paix est le signifiant maître qui permet d’échapper à l’accusation d’impérialisme. On peut penser qu’un jour viendra où d’autres s’en resserviront. Lorsque les Chinois feront une union douanière avec la Corée, le Vietnam et tous leurs anciens vassaux, les Européens diront que c’est de l’impérialisme ; les Chinois répondront : « Nous ne faisons que ce que vous faites et la paix chinoise vaut la paix européenne. » La légitimation par la paix, c’est une pure affaire de baptême ; autant dire que c’est une affaire d’idéologues. De ce point de vue, les idéologues qui comptent, ce ne sont pas seulement les idéologues de la construction européenne, ce sont aussi les idéologues du progressisme. Ce qui légitime l’Europe à ses propres yeux, ce qui lui permet de penser qu’elle n’est pas impérialiste bien qu’elle s’étende tous les jours, c’est qu’elle s’étend au nom du fétiche progressiste : les libertés accrues dans et par la paix.

Puisque le dernier mot de l’expansion européenne et du gentlemen’s agreement avec l’islam, est donné par les idéologues du progressisme, il faut que l’accord avec l’islam se fasse sur les bases du progressisme. Donc l’expansion de l’islam doit pouvoir être pensée, elle aussi, comme une extension progressiste. C’est la seule utilité idéologique, mais elle est absolument fondamentale, du signifiant palestinien.

C. V. : Donc du signifiant Israël…

J.-C. M. : Dans le discours courant en Europe, le signifiant Israël fait à la fois obstacle à l’Europe dans son expansion territoriale vers les pays arabes méditerranéens, et obstacle à l’expansion idéologique de l’islam ; pensé comme la religion progressiste par excellence, la religion des pauvres. On voit très bien, par réciproque, la fonction du signifiant palestinien ; il est le shifter qui fait passer le signifiant arabo-musulman au signifiant progressiste, et qui permet de mettre en équivalence paix et djihad. Et en effet l’Intifada est pensée comme un djihad dans le monde arabo-musulman et pensée comme une demande de paix dans le monde européen.

J-J. T. : C’est la défaite, comme vous dites, qui est honorable. Il faut être défait pour être honorable.

C. V. : Et alors que dans leur grande majorité les habitants d’Israël sont des Européens, ils sont volontiers laissés à un avenir américain, alors que les peuples voisins sont eux envisagés comme européanisables.

J.-C. M. : Oui, c’est ce que l’Europe croit, c’est le rêve européen, et plus particulièrement français, à savoir Mare nostrum, faire de la Méditerranée un lac européen. On discerne très bien les desseins de Chirac – que je ne prends pas du tout pour un imbécile et dont les voyages ont toujours un sens. Quand il va en Algérie et qu’il rapporte à ses hôtes l’anneau du dey d’Alger, ça a un sens, surtout si l’on se souvient que le dey ne représentait pas un pouvoir autochtone, mais l’autorité impériale des Turcs. On voit très bien avec l’Égypte, avec le Liban, et avec l’Irak, qui a été une pièce maîtresse de la diplomatie française, que ce qui se reconstitue là, c’est l’Empire romain. Comme en plus l’Union européenne s’est étendue à la Roumanie et qu’il suffirait de pas grand-chose pour que l’Ukraine et la mer Noire soient intégrées, on voit très bien comment ça se redispose. Tout cela, ça suppose un agrément avec le monde arabo-musulman. Le grand historien belge Pirenne avait autrefois marqué la scansion, qui à ses yeux marquait le début des temps sombres, Mahomet et Charlemagne. Qu’enfin Mahomet et Charlemagne s’entendent, voilà le rêve. C’était impossible jadis parce qu’ils étaient tous les deux sur l’axe de la guerre, c’est possible aujourd’hui, à condition que l’on comprenne que djihad est synonyme de paix.

M. D. : Comment comprendre l’affaire du voile ?

J.-C. M. : Ce qui est intéressant à propos du voile, c’est qu’il faut articuler l’affaire du voile et l’affaire du Conseil du culte musulman, qui est une invention de Sarkozy. Chez Sarkozy, tout part évidemment d’une logique de police : qu’est-ce qui peut faire régner l’ordre dans les banlieues ? On n’a plus le relais du PCF ; le relais du PS c’est zéro ; de façon générale, les partis politiques, ça ne compte pas dans les banlieues. La gauche a joué la carte des animateurs, ça ne fonctionne pas. Il n’y a en fait que deux puissances, d’un côté les dealers, de l’autre les imams. Le ministre de l’Intérieur ne va pas pouvoir s’appuyer sur les dealers (certains l’ont fait, mais ça a ses limites), donc il faut s’appuyer sur les imams. Quand Roosevelt passait un accord avec la mafia pendant la seconde guerre mondiale, il négociait avec les plus dangereux d’entre eux et non pas les moins dangereux. Sarkozy a raisonné exactement de la même manière, si bien que dans le Conseil du culte musulman il faut qu’il y ait des frères musulmans, c’est absolument nécessaire. C’est d’une logique implacable. Ça, c’est le point de vue de Sarkozy ; très logiquement, il ne voulait pas qu’il y ait de loi sur le voile, car il pensait que cette loi jetterait le trouble dans la mécanique de mise en ordre qu’il avait mise en place. Je pense que le voile vient d’une autre analyse, qui est une analyse électorale. L’analyse de Sarkozy, ministre de l’Intérieur, héritier de Fouché, c’est l’ordre. C’est par l’ordre qu’on gagnera les élections. Le premier problème c’est l’ordre, pas les élections. Pour Chirac, qui est un homme des IIIe et IVe Républiques, le premier problème, dans une circonstance électorale, ce sont les élections, pas l’ordre.
Or qui est-ce qui vote ? Pas les imams, pas les musulmans orthodoxes, pas les beurs garçons, mais les jeunes filles et les jeunes femmes. Or, celles-ci, globalement, sont contre le voile. Donc il faut prendre une loi contre le voile. Du même coup on coupe l’herbe sous le pied de la gauche traditionnelle, qui est obligée de suivre, de dire que c’est très bien, les féministes sont obligées de suivre, les professeurs de collège en ont par-dessus la tête et veulent des textes, donc je trouve que, du point de vue électoral, c’est très bien calculé. Reste à voir si ça marchera. En tout cas, ça croise perpendiculairement deux choses : la logique des élections franco-françaises contredit la logique de la politique extérieure, Villepin l’a signalé ; du point de vue intérieur, la machine du voile enraye la machine de Sarkozy, qui relève d’une logique toute autre. D’ailleurs, ça se traduit par le fait que le Conseil du culte musulman est cassé en deux. Mais tout cela nous éloigne du propos du livre.

C. V. : Une dernière question, si vous le permettez, y a-t-il une question que vous vous attendiez qu’on vous pose et que nous ne vous avons pas posée ?

J.-C. M. : La phrase finale.

C. V. : Pardon ?

J.-C. M. : La phrase finale, c’est-à-dire le conseil que je donne aux juifs d’oublier l’Europe. Non pas en l’ignorant, mais d’oublier l’Europe. Premièrement parce que je pense que l’Europe vit dans un rêve, elle n’existe que comme son propre fantasme, et deuxièmement je pense que pour les juifs vivant en Europe ou qui vivent hors d’Europe mais en ayant toujours le regard tourné vers elle, ils vivent dans un souvenir de l’Allemagne telle qu’elle a été, de la France telle qu’elle aurait pu être ou telle qu’elle a peut-être été. Le moment est venu de tourner la page.

J-J. T. : Ça a été un conte de fées un moment.

J.-C. M. : Je ne sais pas ce qu’il va advenir des juifs. Comment voulez-vous que je le sache ? Mais puisque le nom a subsisté, il peut subsister encore. Et s’il doit subsister comme nom, je pense qu’il doit passer par cet oubli qui n’est pas une ignorance. Connaître l’Europe pour savoir à quel point il est inutile d’en tenir compte.

M. D. : C’est-à-dire, de ne pas l’imiter donc, avec la conscience de ses penchants criminels.

J.-C. M. : Oui. La conscience que ces penchants sont structuraux.

M. D. : Est-ce qu’oublier l’Europe ça veut dire aussi aller ailleurs ?

J.-C. M. : C’est une question purement pratique.