Vient de paraître, octobre 2008

Les années 1960 ont été marquées par le règne partagé du marxisme et du structuralisme. À rebours de l’oubli volontaire qui recouvre ces deux mouvements tenus pour défunts, Jean-Claude Milner s’est lancé dans une tâche véritablement critique : son hommage lucide épure notre regard de toute illusion rétrospective. Élève d’Althusser, puis militant maoïste aux côtés de Benny Lévy, il a connu les gloires et les affres de l’engagement politique, avant et après mai 1968. Linguiste formé à l’école de Chomsky – dont la grammaire « transformationnelle » signe l’arrêt de mort de l’analyse structurale de la langue (Syntactic Structures, 1957) –, il a éprouvé les aléas de cette discipline fondée par Saussure, développée par ses disciples structuralistes (Jakobson, Hjemselv) et devenue dans les années 1950-1960 la référence incontournable des penseurs qui entendaient se détacher de l’humanisme classique et échapper à l’impasse existentialiste. Le premier mérite de Jean-Claude Milner réside dans son point de vue : ayant vécu de l’intérieur cette aventure intellectuelle, il l’évoque avec un certain recul. Attentif à cerner le lien entre l’engagement et la démarche intellectuelle, il évite la vision lisse de l’histoire académique, allant jusqu’à traquer l’idéologie sous-jacente d’un savant aussi discret que Benveniste, qui gardait dans l’ombre ses convictions communistes. Le lecteur appréciera son souci constant de scinder le « paradigme » intellectuel de la doxa, autrement dit la richesse foisonnante d’un courant commençant dès la fin des années 1920 du triomphe médiatique des années 1960-1970, au moment, précisément où ses représentants les plus éminents s’en détournaient un à un. Cette lutte contre l’opinion commune transparaît dans l’agencement du livre : la synthèse finale des apports et des impasses de l’analyse structurale est précédée d’une série de monographies destinées à retracer la singularité de parcours individuels très variés (de Saussure à Foucault, en passant par Dumézil, Benveniste, Barthes, et Jakobson). Cette suite d’études ne prétend point à l’exhaustivité (Propp est absent, Lévi-Strauss réduit à la portion congrue), mais ce rejet du panorama encyclopédique a l’avantage de ne point éblouir d’une commune lumière des « périples structuraux » profondément distincts. Sous les apparences de nébuleuses véhiculées par le « Journal », le structuralisme forme bien une constellation cohérente, mais une constellation d’étoiles filantes : Lacan privilégie la « chaîne des signifiants », à mille lieues du couple signifiant/signifié élaboré par Saussure, Barthes se tourne en dernier recours vers une sémiologie généralisée, Jakobson vers la poétique. Quant à Dumézil et Foucault, communément associés au structuralisme, Milner montre avec brio qu’ils n’ont jamais vraiment adhéré à l’analyse structurale, au sens plein du terme. On ne peut que saluer la clarté et la pénétration d’un auteur qui ne sacrifie jamais la précision de l’analyse aux facilités de l’amalgame.