La Gazette juive, décembre 2002, par Olga Zavadovskaïa

Entretien avec Léonid Guirchovitch. Propos recueillis par Olga Zavadovskaïa.

Staline est mort. Son secrétaire Poskriobychev l’a remplacé. Mais lui aussi a disparu, tout comme l’Union soviétique. La Russie est dirigée par un « pentagonone », cinq présidents. Leningrad a été changée en « Nevograd ». Le centre historique est tombé en ruine, le nouveau centre s’est décalé vers l’avenue de Moscou, exactement comme c’était prévu dans les projets des années 1930. Au nord-est du pays, une république autonome, dont l’existence est un secret d’État, demeure inconnue de tous : Fijma, où l’on a déporté tous les Juifs soviétiques. Là, coupés du monde par la nature vierge et enfermés dans leur conscience de Soviétiques, ils ne se doutent même pas de la chute du régime. Deux mondes fantastiques, qui existent en parallèle, sont décrits avec une étonnante réalité. Un jeune homme de dix-sept ans du nom de Preis parvient à s’enfuir de Fijma, à rejoindre Leningrad, d’où son père a été déporté jadis, puis de partir à l’étranger.
Telle est la trame du roman Apologie de la fuite. C’est un mélange passionnant, mais très complexe de roman policier, de politique-fiction et d’anti-utopie. Écrit dans les années 1980, ce roman n’a vu le jour qu’en 1998, lorsque son scénario ne semblait plus du tout invraisemblable. En 1999, il a fait partie de la Shortlist du Booker Prize. Je trouve que c’est un des meilleurs livres russes des dix dernières années.

Léonid Moïsseïevitch, beaucoup d’années sont passées entre le moment où le livre a été écrit et sa publication. Pourquoi ?

J’ai écrit Apologie de la fuite dans les années 1980. Ce livre m’a apporté de grandes souffrances, puis une grande fierté et de nouveau, des souffrances. Car je n’arrivais pas à le publier. Vladimir Maximov, le rédacteur de la revue Continent éditée à Paris, me disait que c’était impossible à cause du passage sur Chostakovitch qui risquait d’être mal interprété. Ceux à qui il avait montré le roman l’avaient mal pris.

À qui l’avait-il montré ?

À Galina Vichnevskaïa et à Rostropovitch. Ils y ont vu de la russophobie. Cette accusation, qui n’a strictement aucun fondement, m’a mis très en colère, car il est exclu que je puisse ressentir une quelconque phobie basée sur le critère national. D’après Maximov, la seconde personne qui m’a trouvé russophobe, était Lioubimov, le metteur en scène du célèbre théâtre de la Taganka à Moscou. Quant à la troisième personne, il ne l’a pas nommée, mais je soupçonne qu’il s’agit d’Andreï Tarkovski.

Quelle est la cause d’une telle réaction ?

Une lecture trop superficielle. Tout simplement, le livre est écrit dans une tonalité un peu déroutante.

En quoi se manifesterait donc cette russophobie ?

L’ironie à l’égard de certains thèmes russes a été perçue comme incompréhensible et donc négative. Quelqu’un a été choqué par ce que je dis des bardes1. Car si le pays considère que la chanson d’auteur est un art qui fait pleurer, et si moi, je pense autrement, alors c’est une offense à la nation. En plus, l’exil change la vision des choses. Une partie des exilés affirme que l’Union soviétique est un phénomène qui n’a rien à voir avec la Russie, qui a été apporté de l’extérieur. Ils s’indignent quand les Occidentaux parlent de « Russes » en désignant des Soviétiques. En principe, cette position m’arrangeait. C’est la position de Nabokov : la Russie a péri comme Rome, la Grèce etc. Je comprends que ce n’est pas tout à fait le cas, mais cela me convenait, tant que l’Union soviétique existait. D’ailleurs, à ce jour je ne mets pas de signe d’égalité entre antisoviétique et antirusse. Or, voilà que du jour au lendemain, nous devenons tous originaires du passé. On ne sait pas très bien où commence ce passé, car le passé soviétique et le passé russe se sont confondus après la chute du régime, tout s’est mêlé dans une sorte d’extase passionnelle ; toute sortie antisoviétique devient vexante pour les Russes. C’est pourquoi Apologie de la fuite, un livre antisoviétique, a été perçu par certains comme étant antirusse. Malgré cela, dans l’ensemble, le livre a été plutôt bien accueilli. Moi, j’ai pris un grand plaisir à jouer à chat avec les événements. Dès la fin des années 1970, j’avais compris que le pouvoir soviétique vivait ses derniers jours. Je l’avais compris dès que la guerre en Afghanistan avait éclaté. Au début de la Perestroïka, l’émigration s’était scindée en deux. La droite, les irréductibles, disait que c’était une provocation destinée à tromper l’Occident libre. La gauche, les occidentalistes, était encline à croire Gorbatchev. Les premiers traitaient les seconds d’agents du KGB.

Quels étaient les critères pour distinguer la gauche de la droite ?

La droite était plus nationaliste, haïssait le pouvoir soviétique, le considérait comme étranger et hostile à la Russie. La gauche affirmait que la Russie avait toujours été un pays affreux et que les exactions soviétiques étaient la conséquence naturelle des horreurs commises sous le tsar. Plus tard, tout s’est retourné. Aujourd’hui, en Russie les nationalistes et la droite sont solidaires de la Russie stalinienne et soviétique. Je ne sais pas comment ils ont fait pour concilier les deux, mais ils y sont parvenus.

Comment s’est déroulée votre carrière d’écrivain ?

Elle a été plutôt difficile. On ne voulait pas de moi.

Qu’est-ce qui gênait dans vos livres ?

Je pense qu’il s’agissait de ce qu’on a appelé plus tard le post-modernisme. Mais quand j’ai écrit deux récits « acceptables », ils ont été publiés en Israël, dans la revue 22. En 1978, j’ai publié mon premier livre, Le Bouquet retourné, également en Israël.

Je croyais que votre premier livre, c’était le roman policier Têtes interverties.

Ce livre n’est sorti qu’en 1992. Je l’ai écrit en 1988 et il a d’abord été publié dans la revue 22. Il a connu un assez grand succès en Russie, plusieurs rééditions.

1. Allusion à un passage du roman. Il s’agit essentiellement de trois chansonniers, Alexandre Galitch, Boulat Okoudjava et Vladimir Vyssotski, qui se produisaient la plupart du temps dans des appartements privés et dont les chansons contenaient une critique implicite ou explicite du régime. Si les deux premiers étaient appréciés surtout du public intellectuel, les chansons de Vyssotski touchèrent tous les milieux et elles demeurent, encore aujourd’hui, extrêmement populaires.