La Quinzaine littéraire, 16 mars 2005, par Christian Mouze
Les héritiers de Gogol, de Dostoïevski et de l’URSS
[…] La bonne humeur et l’alacrité de Léonid Guirchovitch sont aussi du côté gogolien de la littérature russe. Apologie de la fuite (1998), traduit chez Verdier par Luba Jurgenson, est un roman extraordinairement riche et touffu. L’art (musique, peinture), la Russie et la judéité, sur le mode de l’humour, en sont les thèmes. L’action se passe dans la colonie juive d’Ijna, au cœur du territoire autonome de Fijma, une région imaginaire de Sibérie extrême-orientale (mais le lecteur se souvient du Birobidjan), puis à Novograd (Leningrad) où le héros, Preis, se retrouve un peu comme le Persan à Paris. La société juive d’Ijna est une imitation parodique de la société soviétique, de son mode de vie, de son organisation et de son langage. Elle continue de fonctionner, en quelque sorte à vide, après la chute du communisme. Coupée des sources du mal, mais celles-ci n’ont plus besoin d’agir : la colonie est définitivement contaminée, chloroformée. « D’ailleurs, qui chercherait encore un sens aux paroles ? » Seul Preis, désireux de se présenter au concours d’entrée de l’Académie de Novograd, réussit à sortir, ses tableaux sous le bras. Ce qui ne manque pas de poser problème aux autorités centrales, la région d’Ijna devant rester à tout prix secrète, soviétique, juive, « ignorante, elle-même oubliée du monde ». Les déportés d’Ijna sont d’ailleurs devenus une colonie volontaire, fiers de leur ancienneté dans un exil forcé, telle « Roujina Bsène, une bolchevik sans parti » : « Il va de soi que Bsène était une ardente patriote d’Ijna, une de ces saintes idiotes qui, ayant manqué se faire hacher menu, passent leur vie à louer le hachoir. »
Le burlesque et l’absurde se font sans cesse écho. Mais Guirchovitch se livre aussi à de longues considérations sur ses héros, au détriment parfois de leur vie. Analyses et digressions peuvent la gêner. Surtout dans la première partie, l’auteur intervient sans cesse à propos de ses personnages. Il les lit avant que nous ne les lisions et nous livre ses réflexions, leur résultat. Il scelle ce qui devrait être ouvert. Le titre français Apologie souligne bien cet aspect de discours. Même les situations loufoques sont parfois présentées sous le verre du commentaire, alors qu’on aimerait un contact plus direct avec leur chaleur. Il y a une foultitude d’allusions, de références (histoire, littérature, arts) qui font de ce roman une somme profuse. Guirchovitch veut brasser beaucoup de choses. Le titre russe est simplement le nom du héros, Preis, et a l’avantage de recentrer l’intérêt sur ses aventures qui sont, dans la deuxième partie à Novograd, une réussite. Décalages, quiproquos sont désopilants. La légèreté et l’humour emportent le lecteur. Guirchovitch donne un tableau picaresque de la fin prolongée de l’URSS et des débuts de la Russie nouvelle, une Russie inévitablement complexe, mêlée et sa vie sociale déjetée. « Nous vivons aujourd’hui dans une Russie libérée et peut-être vivrons-nous un jour dans une Russie libre. » […]