L’Arche, février 2005, par Boris Czerny
« La musique m’a révélé mon état d’esclavage »
Entretien avec Léonid Guirchovitch. Propos recueillis par Boris Czerny.
Douze écrivains russes ont présenté leurs œuvres dans le cadre du festival « Les Belles étrangères » qui s’est tenu en novembre 2004 à Paris et dans diverses villes de Province. Cette manifestation littéraire a été pour le lecteur français l’occasion de découvrir des romanciers peu connus – comme, par exemple, Léonid Guirchovitch. Son grand roman, Preis, qui a été édité en Russie en 1999, vient d’être publié en français sous le titre Apologie de la fuite dans une traduction particulièrement réussie de Luba Jurgenson.
Les subtilités stylistiques et les modulations musicales de la prose de Guirchovitch dépassent leur simple fonction esthétique, pour participer à une réflexion sur la conservation de l’identité individuelle et collective dans un milieu hostile et destructeur. Cette question est au centre de l’œuvre et de la vie du romancier, qui est devenu citoyen israélien en 1973.
Depuis 1980, Léonid Guirchovitch vit et travaille en Allemagne. Tout en exerçant en tant que premier violon à l’opéra de Hanovre, il compose ses récits et romans dans sa langue maternelle, le russe.
Apologie de la fuite peut se lire comme un témoignage historique sur la condition juive en URSS et sur la marginalité. L’écrivain imagine que, peu de temps avant de mourir, Staline a mis à exécution son projet de déportation massive des Juifs russes en Sibérie. Là, dans un espace clos, les Juifs délestés de toute forme de conscience identitaire vont élaborer leur propre société soviétique. Apologie de la fuite est un roman utopique, tragique et optimiste à la fois, qui rappelle à la fin qu’« être juif ce n’est pas si grave que cela. C’est arrivé à d’autres ».
À la fin de votre roman, vous faites dire avec humour à un de vos personnages que « ce n’est pas grave d’être juif ». Cela « est-il moins grave » en Allemagne, où vous résidez, qu’en URSS, où vous êtes né et où vous avez vécu jusqu’à l’âge de 24 ans ?
Comme je l’écris dans un de mes romans, Têtes interverties, qui est consacré à cette question, la vie m’a appris à manger à la même table que des personnes qui sont certainement des bourreaux, sans pour autant me poser en tant que juste et pousser des cris hystériques.
Pour vous, la distinction entre les régimes nazi et soviétique est non pertinente ?
On ne peut pas poser la question en termes de mesure. Pourquoi serait-il plus moral de tuer pour une raison politique – la lutte des classes – qu’au nom de critères raciaux ? Je comprends bien qu’il y a dans tout cela une certaine logique. Dans le premier cas, il y a toujours la possibilité de passer dans l’autre camp. Dans le second cas, il n’y a pas de porte de sortie. Mais l’avantage que procure la trahison est très douteux d’un point de vue moral et, dans les faits, cette opportunité est très limitée dans sa concrétisation.
Je connais des vieilles dames juives qui n’osent pas se rendre en Allemagne de peur de rencontrer leurs bourreaux par hasard, dans la rue.
Parfois, j’ai des sortes de lubies et je m’imagine que les musiciens de l’orchestre dans lequel je joue sont vêtus d’uniformes de la Wehrmacht. C’est une vision tout à fait naturelle pour un Juif. D’un autre côté, quand, je me transporte par la pensée aux toutes premières heures du régime soviétique, je suis saisi d’effroi car je ne sais pas quelles auraient été mes convictions et quel camp j’aurais choisi. Aujourd’hui seulement, du haut des connaissances que j’ai acquises, je peux mettre un signe d’égalité entre les slogans « anéantir en tant que classe » et « anéantir en tant que race ».
Je me permets d’insister. Vous avez choisi de vivre en Allemagne et pas dans un autre pays. Pourquoi ?
L’établissement de relations diplomatiques entre Israël et l’ex-Allemagne de l’Ouest fut présenté dans la presse soviétique comme une alliance cynique entre deux régimes extrémistes et réactionnaires. À partir de ce moment-là, l’Allemagne de l’Ouest devint définitivement pour moi la patrie de la spiritualité européenne.
Nous aurions pu vivre dans n’importe quel autre pays d’Europe ; mais il me semblait que, pour un Juif, l’Allemagne correspondait du point de vue culturel et linguistique à ce que l’Espagne avait été à une certaine époque. Dans ma famille, les mots et expressions « allemand », « il est d’origine allemande » étaient prononcés avec beaucoup de respect. Ils étaient synonymes d’un haut niveau de culture et de probité. Les très rares évocations, à la radio ou à la télévision, de l’extermination de six millions de Juifs pendant la guerre fonctionnaient comme des phrases codées pour condamner l’antisémitisme d’État en URSS.
Pour conclure sur cette question, je voudrais préciser que, dans un premier temps, mon épouse et moi nous nous sommes installés en Israël. Nous étions parfaitement intégrés au paysage russo-israélien. Mais quand notre enfant est né, nous avons compris que nous ne pouvions plus nous satisfaire du salaire que nous gagnions en Israël. Notre choix de l’Allemagne fut alors une démarche totalement réfléchie.
Nous sommes partis de l’idée qu’en Europe un Juif ne pouvait se considérer comme tel que par la langue allemande. Est-ce que je me suis trompé ? Je me souviens des mots du poète russe juif Dovid Knut : «… cet air juif-russe si particulier, heureux est celui qui l’a déjà respiré ». J’espère que mes enfants pourront dire la même chose à propose de l’air allemand.
Par votre profession de musicien, vous êtes une incarnation vivante du Juif klezmer d’Europe centrale et orientale. N’êtes-vous pas le symbole d’une représentation que vous contestez ?
Le nombre et le talent des violonistes juifs en Russie étaient liés, en tout premier lieu, aux lois et règlements qui interdisaient certains emplois aux Juifs, et non pas à leur sens particulier et exceptionnel de la musique et de l’art. Devenir un artiste permettait aux enfants juifs de vivre une sorte de conte de fées. Aujourd’hui, ce sont des petits Coréens ou Chinois qui font ce rêve. Après la révolution, la musique était utilisée à des fins de propagande. Le pouvoir partait du principe très discutable que les Juifs avaient un talent musical inné plus grand que les autres. Dans l’orchestre philharmonique de Leningrad, dans les années 1960, il y avait parmi les violonistes deux ou trois Russes tout au plus.
Nous étions envoyés en Occident pour faire la promotion de l’URSS. Cela nous donnait des droits. Nous étions exemptés de l’obligation d’aller aux diverses manifestations. Mais notre liberté s’exerçait dans les limites d’un ghetto peuplé d’élèves et de professeurs de musique, tous juifs, avec des règles de vie différentes de celles qui avaient cours en dehors des murs de notre monde clos.
Nous en revenons au sujet d’Apologie de la fuite ?
Oui, et à celui d’autres œuvres encore non traduites en français, dont un essai sur le violon. La musique m’a révélé mon état d’esclavage. Elle m’a insufflé le sentiment de liberté et la nécessité d’écrire. Tout est lié.