Le Monde, 27 octobre 1989, par Francis Marmande
Camilo José Cela, Prix Nobel de littérature 1989, vient de publier un étrange petit livre sur la tauromachie.
En quoi les « toreros de salon », dont Camilo José Cela brosse des portraits saisissants, sarcastiques, lumineux, impénétrables, se distinguent-ils des autres toreros ?
Toréer « de salon » ? S’agit-il seulement de toréer comme au salon ? Commençons par dire ce que ce n’est pas. Toréer « de salon », ce n’est pas faire semblant de toréer : c’est une nécessité physique (et, au passage, métaphysique).
Toréer « de salon », c’est encore moins s’entraîner à toréer. On ne s’entraîne pas à toréer. L’entraînement, c’est un truc de sportif, de virtuose ou de prestidigitateur. Et je vous rappelle, s’il vous plaît, que nous parlons de torero.
Toréer « de salon », c’est encore moins toréer « pour rire », par opposition, par exemple, à toréer « pour de bon ». Cette opposition n’a pas cours chez les taurins. Non qu’ils manquent d’humour. Ils en auraient plutôt à revendre. Mais, dans le monde des taureaux, le rire et la vérité ne sont plus là où l’imaginaient les humains.
Toréer « de salon », c’est toréer sans taureau. Enfin, sans taureau visible ! On fait les gestes. On enchaîne les passes. On dessine un rêve. On instrumente avec des vraies capes, de vraies muletas, une épée, mais sans taureau. Enfin, sans taureau visible à l’œil nu… Mais l’œil peut-il tout ? C’est toute une histoire. Il arrive qu’on torée « de salon » dans un salon, dans la cour d’une ferme, au bord de la piscine, ou dans la sacristie quand le curé n’est pas encore arrivé (innombrables scènes peintes sur ce thème). On peut aussi le faire dans la salle de bain.
À faire jaillir des larmes
Contrairement à la tauromachie vulgaire, celle, vous savez bien, où il y a tout ce sang et tant de bruit, le torero « de salon » se produit dans un mystère propice. En secret. C’est parfaitement regrettable, d’ailleurs : parce que c’est là qu’on peut voir, sans conteste, les plus belles « véroniques » du monde, les « naturelles » les plus profondes, et des « passes de poitrine » à faire jaillir des larmes. Peut-être l’absence de taureau (visible) explique-t-elle tant de beauté, tant de profondeur. Ce n’est pas certain.
Si vous n’avez jamais eu cette chance de voir toréer « de salon », si vous n’avez jamais toréé « de salon » vous-même, vous pourrez toujours prendre le livre de Cela pour une délicieuse plaisanterie. Une sorte d’exercice philosophique particulièrement subtil, élégant, drôle, mais sans conséquence.
Mais pour peu qu’une seule fois, dans votre plus ou moins longue vie, vous ayez vécu cette expérience de l’instant nocturne où les hommes sortent les capes et où l’on se met en rond après avoir repoussé les chaises ; pour peu que vous ayez surpris des enfants, dans une placette mal éclairée, gravement affairés à… (à quoi au juste ? Ils ne jouent pas à toréer, enfin, ni plus ni moins, quand on y réfléchit, que les hommes en costume de lumière, l’après-midi à cinq heures…) ; pour peu que vous vous soyez trouvé dans cette auberge du Puerto de Santa María le soir où la patronne a tendu l’épée de bois et la muleta rouge à son fils aîné (son préféré, celui qui désormais n’a plus le choix : soit une vie de triomphes, soit quatorze ans de psychanalyse) ; pour peu, enfin, que vous ayez vu un vrai torero toréer « de salon », le livre de Camilo José Cela vous apparaîtra pour ce qu’il est. Irrésistible, secret, délirant, précieux. De cette triviale préciosité qui n’est que de l’Espagne. Comme une fantaisie philosophique à placer entre Bergamín et Leiris.
Son meilleur livre ? Sans doute. Et pour cette raison très simple qui rend également le torero « de salon » irremplaçable. C’est qu’il n’a pas plus d’objet identifiable que le torero « de salon » n’a pas d’objet visible.
Toréer avec un taureau, on peut toujours se débrouiller. Plus ou moins bien, c’est une affaire entendue, mais enfin on peut. Au pis (ou au mieux), la corne vous héroïse à bon compte. Mais sans taureau ?
Se croiser devant du vent
C’est bien là que les choses se corsent. Là il faut être vraiment grand, irréfutable, profondément, ontologiquement torero. Il faut savoir se croiser devant du vent. Il faut savoir « citer » l’infini. Il faut surtout inventer ce regard que l’on porte au plus loin, et qui fait surgir sans le moindre doute aux yeux des témoins un taureau (apparemment) invisible. Seuls les très grands (Paula, Curro) ou quelques minables inconnus en ont la grâce. Mais, tiens ! essayez seulement d’imaginer une manoletina « de salon ». C’est tout vu. Ce n’est qu’une pitrerie blessante. Moins pour son auteur d’ailleurs (pas grave : ce n’est pas le ridicule qui tue) que pour les taureaux. Le livre de Cela est exactement du même ordre. Il invente son sujet (invisible) avec lequel il s’accouple. Et ce sujet absent, ce pourrait bien être la littérature même.