Libération, 9-10 septembre 1989, par Jacques Durand

Ils ont des pseudonymes à coucher dehors et sans doute « Niño de la categoría II », Julián Atapuerca Lopez dit « Lavement » ou Pepete Massamegrell alias Almendrito de Tuentegenil à force de crawler mollement dans la mouise doivent, parfois, connaître les draps de carton sous les porches des villes.

Pas tous. Pas Remigio Vega qui est veilleur de nuit au dépôt de tramways ni Emilito Raposo Tambor « Petronito », gigolo de Mlle Rita qui l’oblige à se laver les pieds quotidiennement et à prendre régulièrement des hypophosphates. En contrepartie de son hospitalité attentive et médicale, Petronito va tous les jours lui acheter des harengs. Ils sont toreros de salon.
Pas tous : Remigio Vega fait le taureau et, comme l’écrit Camilo José Cela finement traduit par Antoine Martin dans ce livre délicieusement féroce édité par Verdier : « Dans la tauromachie de salon, le plus difficile est de convaincre le taureau d’arrêter de parler. »

La tauromachie de salon c’est la tauromachie à blanc, sans taureaux ou, plus précisément à taureaux à blanc comme il y a des balles à blanc. C’est un peu comme le tir à l’arc sans jet de flèches dans le zen et les aficionados qui n’ont jamais aperçu un Miura se profiler derrière leur canapé ou qui n’ont jamais tenté d’estoquer a recibir s’il vous plaît, leur réfrigérateur ne sont pas de vrais aficionados. Ou alors, c’est que leur canapé a été, pour manque de trapio, de format refoulé au corral par les vétérinaires.
Les héros picaresques et marmiteux de Camilo José Cela ne sont pas à proprement parler des aficionados. Ils sont des toreros en devenir et qui, certainement, ne le deviendront jamais. En fait, ils ne sont pas des apprentis toreros, qui perfectionneraient comme le font les toreros débutants ou confirmés la gestuelle tauromachique, mais bien plutôt des rêveurs du toreo. Ce sont des Chateaubriand faméliques qui, à force de concentré d’imagination, créent de vrais taureaux mais invisibles et saluent comme Roque Gomez montera en main des murs lépreux couverts de graffiti à travers quoi ils voient de terribles présidents de corrida et des assistances houleuses. Si apprendre à saluer gravement un mur comme le fait Roque Gomez tient à la fois du sublime et du ridicule, c’est d’abord parce que dans la corrida pour de vrai, saluer l’assistance c’est saluer le pouvoir, « le prince et le peuple confondus », c’est aussi parce que la tauromachie de salon se nourrit en même temps de sublime et de ridicule.

Comme l’autre d’ailleurs. Confidence du torero Damaso Gonzales (elle n’est pas dans le livre) : « Le jour où j’ai débuté comme novillero à Santesteban del Puerto, je toréais ce jour-là avec le malheureux (il se tuera dans un accident de voiture, Ndlr) Carnicerito de Ubeda (le Petit Boucher d’Ubeda). Le novillo me donna un coup de corne qui me fit sortir les testicules du costume mais je le tuai quand même. On me soigna sur une table qui servait à abattre les cochons, recouverte d’un drap et c’est le cordonnier du coin qui amena le fil et les aiguilles. Il fallut évidemment me rouvrir à Albacete car rien n’avait été remis en place correctement et l’infection gagnait. »

Que les Toreros de salon de Cela n’affrontent les taureaux que dans leur imaginaire ne dégrade pas la qualité de leurs obsessions ni le sérieux de leur activité. Niño de la categoría II qui a une hernie le dit avec justesse : « J’aurais aimé voir toréer Manolette avec une hernie ! » Camilo José Cela qui est un écrivain diabolique le souligne à son tour : c’est plus facile d’affronter un taureau de Miura que d’en simuler le combat ; c’est plus naturel et inné de rentrer le ventre devant un taureau de Miura que devant une chaise immobile à qui l’on crie « Passe taureau ». En plus d’être torero, le torero de salon doit être artiste dramatique.

Ce livre, qui inaugure une collection de textes taurins chez Verdier, publié en Espagne en 1963 avec un support photographique et inédit en France, est réellement un livre de tauromachie. Il fait remonter sous une précise ironie le vivier de lieux communs et la classification phréatique dans quoi la corrida puise ses images d’Épinal. Il est aussi un livre de tauromachie parce qu’il parle, sans gants, de l’Espagne des années grises peuplée de jeunes gens aux allures de séminaristes et aux têtes de receveurs d’autobus et qui rêvassent dans des caves pourries aux idoles du temps : Chamaco, Ordoñez, Domingo Ortega, Julio Aparicio.

On l’aura peut-être compris mais la tauromachie de salon est une utopie vécue sur le mode du tragique grotesque. Quelle utopie ? Celle d’un monde sans taureaux. Voilà à quoi visent les toreros de salon.