Libération, 9 juin 2005, par Éric Loret
Moscou à donf
Le Moscou glauque du XIXe siècle, par celui que Tchekhov appelait le roi des reporters.
Il n’a rien vu à Moscou, rien, suivant en cela les préceptes de la modernité, qui veulent qu’on observe mieux le monde derrière des volets clos et qu’on l’annule pour mieux l’enluminer : « J’ignore pourquoi, mais dans mon esprit, le marché Khitrov s’est toujours apparenté à Londres que je n’ai, pourtant, jamais vue. » Donc, en arrivant par une neigeuse nuit de 1873 dans la grande ville, Guiliarovski ne voit rien, sinon du manque à chaque mot : « Notre train à moitié vide s’arrête en gare de Iaroslavl et nous descendons sur le quai plongé dans l’obscurité, contournant les porteurs braillards qui prennent d’assaut les passagers aisés, sans daigner nous prêter la moindre attention. Nous avançons gaillardement, dérapant et trébuchant sur les irrégularités dissimulées par la neige, sans rien distinguer ni sous nos pieds ni devant nos yeux. »
Après, ça va un peu mieux, les halos des réverbères dévoilent certains recoins du dédale fuligineux que constitue le Moscou des années 1880, avant que le régime soviétique n’y taille des clairières fonctionnelles. C’est ce passage urbanistique, cette nostalgie truculente des endroits disparus que dépeint Vladimir Guiliarovski (1853-1935). Tchekhov le surnommait le « roi des reporters » et le régime communiste l’adouba, en donnant en 1966 son nom à une rue de la capitale. Dans sa préface, Julie Bouvard précise qu’il est un des rares chroniqueurs de son temps à s’être aventuré dans les « endroits interdits de Moscou où non seulement le bourgeois, mais le chef de la police ne mettait pas les pieds ». La question de la lumière joue encore ici de sa rhétorique : « La “Koulakovka” était dangereuse même de jour, raconte Guiliarovski, avec ses corridors aussi noirs qu’une nuit sans lune. Une fois, dans un boyau du “Ravin sec”, je craquai une allumette. Horreur ! Du mur en pierre, du mur en pierre tout lisse, pointait la tête d’un être humain vivant. Je pilai sur place. La tête d’aboyer : “Éteins ton allumette, ordure ! Y’en a des abrutis, nom de Dieu…” […] Il s’agissait de l’entrée dérobée d’une cachette souterraine. »
Du recueil de reportages romancés qu’est Moscou et les Moscovites, originellement publié en 1926 et 1935, cette édition ne reprend qu’une sélection. Le regard de Guiliarovski se pose tantôt sur des groupes sociaux (« les étudiants »), des lieux de sociabilité (les « traktirs », brasseries de l’ancien régime qui disparaissent après 1917, les bains publics…) ou balaie des quartiers tels la Soukharevka, place de marché au pied d’une tour ensorcelée. Certains sont des coupe-gorge, d’autres des cavernes d’Ali Baba, où l’on trouve des dizaines de bouquinistes et d’antiquaires. Les crimes sont tantôt boueux et méphitiques, tantôt plus chics, avec des Indiens pour victimes, au milieu de leurs bouddhas d’or massif. Les données économiques ou politiques alternent avec les anecdotes colorisées. Guiliarovski n’oublie jamais de commenter la toponymie, de signaler les hommes illustres du Moscou de l’époque, figures de l’Histoire ou de la vie de quartier. Il n’oublie pas non plus de les nourrir, et nous donne des listes de viandes, de mets, conjugués parfois dans des tableaux naturalistes : « Un hôte avale de travers. Son voisin, sans un mot, lui tapote la nuque du poing pour faire passer les petites arêtes. Reniflements, bruits de mâchoires, visages congestionnés, yeux brumeux. »