Mark Twain, par Léonid Guirchovitch
Paru dans Transfuge, nº 26, janvier 2009
Traduit du russe par Luba Jurgenson
À Moscou, une vieille dame avait chez elle un exemplaire des Aventures de Huckleberry Finn avec une dédicace en anglais. Des amis l’aidèrent à la déchiffrer : « Madame, vous m’aviez un jour demandé de citer les quatre plus beaux romans de la littérature mondiale. Je vous offre le cinquième. Samuel Clemens. » Le pseudonyme de Samuel Langhorne Clemens est attaché à jamais, tel l’esclave à sa chaîne, au fleuve sur lequel Huck Finn commence son grand voyage. Il vient d’un terme de navigation fluviale : alors que l’écrivain tirait sur la corde de sondage pour vérifier la profondeur, son capitaine criait « Mark Twain ! Mark Twain ! » (« Marque deux sondes ! », c’est-à-dire la profondeur suffisante). Dans le kaléidoscope de métiers recensés dans la biographie de Samuel Clemens, au début, on trouve celui de pilote de bateau à vapeur. « Mark Twain ! » (« Mets-le sur ma note »), c’est aussi ce que le chercheur d’or désargenté dit au barman. Une phrase que Clemens doit entendre fréquemment sur les gisements du Nevada où il se réfugie après un bref séjour sous les drapeaux, dans l’armée sudiste qu’il a décrite de manière très pittoresque. Le pseudonyme est comme un maquillage sur le visage du narrateur. Dans le cas de Mark Twain, ce ne sont pas les détails biographiques, mais l’œuvre qui commande son choix. Si, dans ses textes, un ouragan avait précipité un bateau à voiles vers le tourbillon du pôle Sud, comme chez Edgar Poe, son pseudonyme eût été différent. Après tout, il signe sa Jeanne d’Arc du nom de Sieur Louis de Conte. Un chercheur d’argent du Nevada qui écrit sur la Pucelle d’Orléans, c’est tout bonnement ridicule. Le nom de Mark Twain tire l’œuvre vers le fond du continent, loin de la mer. La prose américaine est « terrestre ». Certes, il y a des contre-exemples, dont le plus fameux est apporté par Melville, mais le destin a voulu que Moby Dick soit resté sous le boisseau pendant soixante-dix ans pour n’être désensorcelé que lorsque les jeux étaient faits. Quant au récit de Hemingway Le Vieil Homme et la mer, malgré de nombreuses références à Moby Dick, il aurait pu s’intituler Le Vieil Homme et les poissons. La mer n’y figure que par la force des choses, car il n’y a pas de poissons dans une baignoire. L’affirmation de Hemingway selon laquelle toute la littérature américaine serait sortie de Huckleberry Finn reflète exactement l’idée que s’en font les écrivains de sa génération, parfaitement juste du reste (voir la célèbre phrase « Nous sommes tous sortis du « Manteau » de Gogol », faussement attribuée à Dostoïevski, et qui appartient en réalité à Eugène de Vogüé, auteur du Roman russe). La prose américaine est « terrestre », et ceci non seulement en vertu de l’immensité qu’elle fait sienne. Tout en étant du même groupe sanguin que l’Europe, l’Amérique se sent le centre de la création et, par conséquent, se prend pour un nouveau Sion. Même si les écrivains prennent parfois le contre-pied, pour la forme ou sincèrement. Qu’importe, d’ailleurs. Affirmer que le sol qui a accueilli vos ancêtres est une terre promise ou lutter contre cette idée, c’est bonnet blanc ou blanc bonnet. Un peu comme l’image du Juif vu par l’antisémite ou le philosémite. D’ailleurs, l’une des blagues juives de mon enfance reprend une expression de Mark Twain : « L’amitié des peuples, c’est quand Russes, Ukrainiens, Kazakhs – suit une longue et ennuyeuse énumération de peuples de l’URSS – s’unissent pour aller casser du Juif. » Il est des personnages qui, dans la conscience du lecteur, existent indépendamment de leur créateur. En fuyant Humbert Humbert, Lolita a fui Nabokov. « Tout le monde connaît Lolita, personne ne me connaît, moi », se plaignait l’écrivain. Gorki, lui, est célèbre, mais on a du mal à se rappeler les œuvres qui lui ont apporté la gloire. Avec Mark Twain, ce n’est ni l’un, ni l’autre. Les noms de Tom Sawyer et de Huck Finn vous viennent immédiatement à l’esprit dès que l’on cite le nom de l’écrivain. Clemens enfant est identifié tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Une jeune culture, gauche dans ses vêtements légués par l’Ancien Monde, pour avoir trop vite grandi, apprécie les frasques. Ce n’est pas uniquement pour obéir aux contraintes de l’intrigue que Huckleberry Finn doit s’inventer un passé anglais : ses mensonges sont également destinés au lecteur, car malgré tout Huck est un lointain parent des enfants des rues de Dickens.
Or, les filiations anglaises de Mark Twain ne datent pas du XIXe siècle. Il faut les chercher plus loin, dans la satire sociale de Swift et le psychologisme ironique de Stern. D’ailleurs, Mark Twain psychologue est à la traîne de l’humoriste : « Dommage que le serpent, lui, ne fût pas un fruit défendu, Adam l’eût mangé aussi. » Paradoxalement, pour un athée comme Mark Twain, l’interdit est une des motivations principales des actions humaines. C’est la pierre angulaire de la psychologie de l’époque. Pour ne citer que l’épisode de la palissade repeinte au début des Aventures de Tom Sawyer.
Dans La Célèbre Grenouille sauteuse du comté de Cavaleras, lors des courses de grenouilles, l’un des parieurs fait avaler des plombs à la favorite. En un sens, Mark Twain est, lui aussi, une « grenouille sauteuse ». Son ballast de plomb, c’est le journalisme, malédiction de tous les satiristes condamnés à moquer les vices de la société, à jouer les moralistes. Avec son envergure et son talent, il rejette les contraintes imposées par ce que l’on appelle aujourd’hui « le sentiment de responsabilité » ; en d’autres mots, il ne craint pas l’ostracisme. Doté d’un physique de « père de la nation », il ne fait rien pour gagner la confiance de celle-ci, ni lorsqu’il écrit « The United States of Lyncherdom », ni dans son article « Quelques pensées sur la science de l’onanisme ». Pas plus qu’il ne craint d’offenser « les sentiments des croyants » en affirmant que des pères tels que Dieu, il faut les pendre.
Sur ses vieux jours, Twain le positiviste cède du terrain, sa libre-pensée prend des teintes noires. Lorsqu’il perd sa femme et trois enfants, il est privé de la consolation des mystiques et des croyants. Seule sa fille Clara lui survit, elle qui liera sa vie au destin d’Ossip Gabrilovitch, célèbre pianiste qui dirigera l’orchestre de Detroit plusieurs années durant. Après la mort de son père, Clara sera longtemps son censeur. Comme s’il l’avait pressenti, Mark Twain, dans Un Yankee à la cour du roi Arthur, envoie à la potence tout un orchestre, le chef compris.
Selon Mark Twain, le monde est bizarrement fait. II ne voit nulle trace de raison divine ni dans la nature, ni dans la société. L’architecte de l’univers est d’une nullité crasse. II suffit de se voir de l’extérieur avec les yeux d’un extraterrestre, pour prendre la mesure de l’indigence humaine. Twain, lui, est venu au monde avec la comète de Halley et compte bien repartir avec elle. Cela ne manquera pas. Sa vie s’est déroulée en effet entre deux passages du météore : 1835-1910.