Nezavissimaïa Gazeta, 7 août 1996, par Sergueï Chapoval
Entretien avec Léonid Guirchovitch. Propos recueillis par Sergueï Chapoval.
Léonid, vous êtes un musicien professionnel. Comment en êtes-vous venu à l’écriture ?
J’ai eu une formation musicale très sérieuse, qui me permet de gagner ma vie. Je suis donc absolument libre comme écrivain, je n’ai ni délais, ni obligations, je ne suis pas tenu à avoir du succès.
Quelle activité considérez-vous comme essentielle ?
L’écriture bien sûr.
Avez-vous été influencé par d’autres écrivains ?
Il m’est déjà arrivé, après avoir lu un livre, de vouloir écrire quelque chose d’aussi bien. Mais je n’y arrivais pas et même aujourd’hui je ne suis pas certain d’y arriver. Il y avait tout de même une sorte de modèle solaire. Ma première émotion littéraire, qui m’a donné envie d’écrire, était Le Docteur Faustus de Thomas Mann. Je l’ai lu vers l’âge de quinze ans, cette lecture m’a paru extrêmement difficile, d’ailleurs je n’ai pas pu la terminer, mais j’ai eu envie d’imiter cet auteur. Mon antisoviétisme a joué un rôle important dans mon écriture. Depuis la plus petite enfance, je rejetais tout ce que je voyais autour de moi. Cela a fait, en partie, mon malheur. Ma haine du régime s’est répercutée sur bien des choses que ce régime s’était appropriées. Elle m’a rendu indifférent à l’égard de la Russie. L’écriture a été une tentative de me cacher, de m’échapper de la Russie. J’ignorais alors que mon idéal était infiniment loin de Thomas Mann : le livre que j’avais lu dans une mauvaise traduction n’avait tout simplement rien à voir avec la langue russe. Je ne risquais pas d’y apprendre quoi que ce soit.
Vous étiez donc content de quitter l’Union soviétique ?
Content n’est pas le mot. Je ne puis même pas exprimer mes sentiments d’alors. J’avais l’impression de ressusciter… Je ne suis pas un Moscovite, j’avais vécu à Leningrad. La vie culturelle s’y réduisait à une sorte de nécrophilie. C’est pour cette raison, par exemple, que l’art conceptuel était impensable à Leningrad. Je ne puis imaginer un Rubinstein1, un Prigov ou un Sorokine léningradois. Leningrad, c’est la nostalgie permanente de ce qui s’est déjà transformé en ruines. En quittant la Russie, je n’ai pas eu à changer de nostalgie. J’ai continué à vivre dans une sorte de nostalgie du Siècle d’argent2, comme avant.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous installer en Allemagne ?
Mon but n’était pas d’aller en Israël, mais de quitter l’URSS. Israël s’est révélé un îlot au milieu de l’océan des pays arabes, et je mourais de nostalgie pour l’Europe. Je n’avais pas envie de jouer les touristes. J’avais la trentaine, et mes compétences en musique me permettaient de prétendre à une place dans un orchestre européen. J’ai passé le concours et je suis entré dans l’orchestre où je travaille encore à ce jour.
On dit parfois que l’exilé qui a réussi et qu’on voit installé dans un confort insipide, donne l’impression de vivre une véritable tragédie.
N’oubliez pas que je suis citoyen israélien et mes parents sont enterrés en Israël. Je n’ai pas l’impression d’être un exilé, je suis venu en Allemagne en tant que travailleur émigré. D’Israël, pas de Russie. Je ne partage donc pas les états d’âmes de l’exilé prospère et mélancolique. Chaque année, je passe deux mois en Israël, devenu en quelque sorte un département d’Outre-mer, l’Algérie de 1948. Cela me suffit pour ne pas me sentir isolé. La communauté russe d’Israël, certes un peu provinciale, se suffit parfaitement à elle-même.
Vous parlez sans cesse d’Israël. Pourtant, cela fait 16 ans que vous vivez en Allemagne.
C’est que je n’ai absolument rien à en dire. Je vis, j’écris. Je vis dans un monde russe. L’Allemagne est restée pour moi un mythe, un peu comme Thomas Mann dans la traduction russe. À propos, j’aurais dû parler aussi de Nabokov. J’ai essayé de l’imiter, d’apprendre quelque chose auprès de lui. Si j’ai réussi à écrire, c’est grâce à Nabokov et non à Thomas Mann. J’ai lu Lolita en 1970. Un gars malin de l’orchestre de Mravinski l’avait apporté en pensant qu’il s’agissait de littérature pornographique.
Et vous n’avez jamais été déçu par Nabokov ?
C’est impossible. J’ai dû lutter contre le désir conscient de l’imiter. J’ai fait mon apprentissage de l’écriture avec Nabokov, car je n’avais personne d’autre. Je comprenais d’ailleurs tout le danger d’un tel apprentissage. Il était évident que la Russie allait connaître Nabokov, c’était une question de quelques années. Et alors, tant d’autres imiteraient son intonation hautaine. Mais Nabokov ne se réduit pas à cela, bien entendu.
Pourtant, dans votre roman Têtes interverties, l’intonation est tout autre : c’est de l’auto-annihilation, avec de l’ironie à l’égard des Juifs et des Allemands…
Remarquez que dans mon roman Têtes interverties, il n’y a rien de méchant sur les Russes. Quant à l’intonation, j’essaie de créer toujours l’illusion d’un roman-confession, le lecteur doit avoir l’impression que je me livre complètement. Je crois que cela rend le livre plus convaincant. La trame romanesque est extrêmement importante. Je la considère comme un des moyens d’expression les plus puissants et je ne vois pas pourquoi je m’en priverais.
Je voudrais revenir à la question de l’exil. On considère que pour un écrivain, c’est le mal absolu.
Je connais des écrivains qui ont cessé d’écrire en exil. Je peux citer le merveilleux écrivain Vladimir Maramzine qui n’a plus écrit une ligne. Il y a d’autres exemples. Mais il arrive aussi qu’un auteur commence à écrire dans l’obscurité, aveugle, sourd, sans langue. C’est qu’il a pu se concentrer, il a pu se mettre à penser et à écrire. Je suis persuadé que si je vivais en Russie, j’écrirais beaucoup moins bien.
Le problème du lecteur, existe-t-il pour vous ?
Absolument pas. Je suis capable de garder un texte sans le montrer. Pendant des années, j’ai vécu sans publier. Quand j’ai été publié la première fois, quatre ans après mon arrivée en Israël, j’ai compris qu’il y avait là un petit danger : je risquais d’écrire en pensant à la publication, aux goûts de mon éditeur, car je le connais. Maramzine m’avait dit : « Arrêtez de publier ». Pendant cinq ans, je suis resté sans publier et cette situation ne me déplaisait pas complètement. La preuve, c’est ce qui est arrivé à mon roman Têtes interverties. Quand j’ai terminé Apologie de la fuite, j’ai senti que j’avais dit ce que j’avais à dire en tant qu’écrivain. Alors, j’ai décidé d’écrire un livre que je pourrais publier en Allemagne. Il me semblait qu’un livre qui avait des éléments d’une histoire policière et où les Allemands pourraient se voir de l’extérieur, par les yeux d’un étranger, pourrait plaire. Mais j’ai essuyé un échec : le roman est publié en Russie, mais pas en Allemagne.
Suivez-vous la nouvelle littérature russe ?
J’en ai une vision assez fragmentée. Je peux citer La Norme de Sorokine. C’est l’Eugène Onéguine d’aujourd’hui, en ce sens que c’est une encyclopédie de la vie soviétique. C’est incontestablement un chef-d’œuvre. L’art conceptuel moscovite est intéressant dans son ensemble, mais globalement je lui suis hostile, même si j’admire certaines œuvres.
C’est le léningradois qui parle en vous ?
Oui. Il existe une relation entre Moscou et Leningrad héritée de celle qui existait jadis entre Moscou et Pétersbourg ; elle n’est donc pas marquée par une nostalgie nécrophile. Moscou vivait, tandis que Leningrad se mourait. Or moi, je suis bien sûr du côté de la culture déclinante et non pas de celle de Moscou, forte, saine, aux joues roses, avec ses larges avenues et ses soirées. La vieille Moscou était terriblement germanophile et moi, je me suis lassé de la morgue allemande, du romantisme, de l’expressionnisme. Saint-Pétersbourg, en revanche, malgré son mode de vie réglé à l’allemande et ses salons de thé allemands était tourné, pour ce qui était de la culture, vers la France et l’Italie. On y écoutait Rimski-Korsakov et Moussorgski, deux compositeurs auxquels l’impressionnisme musical français doit beaucoup (j’entends par là Ravel et Debussy). Moscou, avec ses Skriabine, Rakhmaninov, Metner, son imitation de la musique allemande, est trop lourde pour moi. (C’est le musicien qui parle en moi, en musique je suis plus professionnel qu’en littérature). Je suis de ceux qui considèrent Brodski comme un grand poète. Naturellement, je me retrouve dans une compagnie fort ennuyeuse, mais je ne suis pas pour autant incapable d’apprécier un Prigov. Seulement, Elena Schwarz3 m’apporte infiniment plus que Prigov. C’est mon enfance léningradoise et pétersbourgeoise qui me fait dire cela. D’ailleurs, je ne souhaite pas être un homme trop en chair et en os, je refuse d’avoir les joues vermeilles.
1. L’art conceptuel moscovite des années 1970-1980 prend pour matériau la réalité soviétique dans son expression la plus banale et quotidienne, d’où un aspect parodique. Lev Rubinstein est invité également pour les Belles Étrangères.
2. L’avant-garde littéraire des années 1900-1910.
3. Poétesse pétersbourgeoise.