Télérama, 8 novembre 1989, par Michèle Gazier
Le Joli Crime du carabinier
Le matin du jour où devait être décerné le prix Nobel de littérature 1989, le très sérieux quotidien El País publiait un ensemble de portraits de nobélisables. Un seul nom manquait à l’appel madrilène celui-là même qui allait être couronné. Camilo José Cela. Anecdote révélatrice du rapport compliqué qu’entretient le romancier espagnol, d’origine anglogalicienne, avec les lettres castillanes dont il est désormais, et malgré tout, le fleuron.
Depuis la publication de La Famille de Pascal Duarte (Seuil), Cela n’a guère quitté le devant de la scène, littéraire et publique. Ses confrères espagnols disent volontiers de lui, quand ils l’aiment bien, qu’il est un véritable VIP. Grâce à la force, à la violence, au classicisme de ses écrits ; grâce aussi à cet art de la provocation qu’il développe depuis plus de quarante ans, dans ses livres et dans sa vie.
Provocation timide, selon ses proches, qui rappellent volontiers son enfance itinérante entre l’Espagne et l’Angleterre, sa nature craintive, voire chétive, et une passion quasi coupable pour la culture, ingurgitée gloutonnement dès le berceau. Le jeune Cela ne s’était-il pas promis de lire les soixante-dix volumes de la BAE (Bibliothèque des auteurs espagnols), qui forment le corpus de la culture hispanique. Bien entendu, il a tenu sa promesse.
Cette culture-là, parfaitement digérée, assimilée, est la trame fine de ses récits. S’ajoute à ce noyau de tradition le regard critique de l’homme d’aujourd’hui : celui de l’ironie parfois brutale, de la révolte qu’il exerce à l’égard du monde entier, et surtout de cet enfant trop lettré qu’il porte en lui. D’où cette passion pour l’enfer de la langue, les mots populaires ou grossiers qui ramènent au corps, aux viscères, au sexe. Ce n’est pas un hasard si Cela est à la fois membre de l’Académie royale et auteur d’un Dictionnaire secret des mots interdits.
Le mélange de salon et de lupanar, d’intellectualisme et de populaire est savamment dosé. L’homme écrit clair, simple. Il aime raconter. Narrateur infiltré dans tous ses récits, il avance parfois camouflé, parfois à découvert sous le nom de Don Camilo, un promeneur qui aime le petit peuple de province, les marginaux des villes, tous les paumés qui rêvent ou crèvent. Toreros de salon, cambrés comme des « pros », qui se tortillent ou se statufient devant de faux taureaux : chaises bancales ou copains, les rêveurs de Cela ont gardé dans leur tête vide des pulsions d’enfance, des images d’une gloire qui se dérobe.
Ils peuvent devenir brutaux, veules voire meurtriers quand ils perdent leur dernière illusion. Ainsi, dans Le Joli Crime du carabinier, voit-on défiler de pauvres hères qui ont renoncé et que le malheur traque. Cela, pour les croquer, a des vigueurs de caricaturiste.
Enfants hydropiques ou débiles, vieilles femmes égoïstes, carabinier acculé, mégères, toreros de salon ne sachant ni lire ni écrire et à qui cela ne fait « ni chaud ni froid » parce que « pour être honnête, il suffit d’avoir de bons sentiments et de respecter les chiens et ses semblables »… l’univers de Cela ne cache pas ses pauvres et ses déshérités. Il les brandit avec une violence parfois sauvage. L’Espagne, c’est cela aussi, braves gens ! Ne détournez pas les yeux, ne baissez pas les paupières. La littérature est pleine d’êtres raffinés mais le monde, le vrai, celui qui grouille est là, entre ces pages acides où passe malgré tout une tendresse folle, celle que l’auteur éprouve pour ces êtres qui mourront, parce qu’ils ont vécu. « Ce qui nous intéresse est tout autour de nous, à côté, au-dessus, en dessous. Ce qui nous intéresse, ce sont ces hommes qui rugissent, ces femmes hiératiques, cet enfant qui rit, cette fille effarouchée », écrit-il à propos d’une foule à l’heure de la corrida. Ce qui intéresse Cela, ce n’est pas le héros dans l’anneau de lumière, mais les hommes sans lesquels rien ne saurait exister : ni la corrida, ni les livres.