Plaisir d’amour, par Léonid Guirchovitch
Paru dans Transfuge, nº 33, octobre 2009.
Traduit du russe par Luba Jurgenson.
L’écrivain russe Léonid Guirchovitch vit depuis plus de vingt ans en Allemagne. Il raconte, dans un texte inédit, les derniers jours du Mur.
« J’aime tellement l’Allemagne que je suis heureux qu’il y en ait deux. » Cette blague, courante en Allemagne avant 1989, sonne plutôt bien. Mais elle renvoie à une Europe coupée en deux. Une Europe centrale disparue de la conscience collective, défigurée comme si elle s’était pris une bonne giclée d’acide sulfurique. Une Europe occidentale collée à celle de l’Est, car la division schizophrénique de l’Allemagne, pierre d’angle de la pensée politique de l’après-guerre, fondait l’identité de toute la partie de l’Europe qui avait échappé à la soviétisation.
À l’automne 1989, dix-sept ans après mon départ d’URSS, les événements en Allemagne de l’Est me touchaient comme un écho lointain mais puissant des bouleversements que vivait Moscou. Là-bas, la censure n’existait pratiquement plus, l’opposition civile, sans être officiellement autorisée, agissait ouvertement. La triade « un parti, un peuple, un knout » (le knout est le fouet utilisé contre les dissidents politiques, ndt) était morte de sa belle mort. Le Politbüro avait connu un schisme : à la place d’un peuple, il y en avait à présent plusieurs, et qui se détestaient copieusement. Seul le knout demeurait un et indivis, mais sa force ne suffisait plus pour gouverner tout le monde.
Varsovie l’indomptée n’avait jamais rengainé. Prague faisait des provisions de velours pour sa révolution. La Hongrie, qui en 1956 avait payé le prix fort pour être « le baraquement le plus joyeux du socialisme », attendait les ordres. Seule la population de la RDA restait tétanisée.
La RDA était le seul pays où il ne se passait rien, avec la Bulgarie d’où, dans un accès de désespoir populiste, on avait chassé la minorité turque. Une mesure dont l’absurdité était comparable à la décision du gouvernement est-allemand de payer à Israël une indemnité de quelques centaines de millions de dollars – dérisoire à côté de celle versée par la RFA qui s’élevait à plusieurs milliards. Avant de sombrer, le régime tenta un dernier coup de rame : les juifs soviétiques furent invités à venir s’installer en RDA.
Cette démarche eut des conséquences non négligeables. Le Conseil des communautés juives de la RFA insista pour que Bonn, sa capitale, prenne une décision analogue. Les juifs de l’URSS, puis de la CEI, ont commencé à émigrer vers l’Allemagne (CEI, ou Communauté des états indépendants, est l’entité intergouvernementale qui a succédé à l’URSS, ndt). Ils y obtinrent un statut à part, un peu comme celui des boat people à l’époque du Vietnam.
En vingt ans, la population juive de l’Allemagne s’est considérablement accrue : comparable à celle d’avant Hitler, elle poursuit son intégration dans le paysage culturel et politique du pays. À l’instar des Ostjuden des années 1920 (juifs de l’Est, ndt), les descendants des familles juives russes se font remarquer dans leurs prestigieuses écoles et universités.
Une maison en flammes
Mais au début de 1989, la RDA, qui commençait tranquillement la nouvelle année, ne se doutait pas qu’elle vivait sa dernière. Et que, dès octobre, Berlin ne serait plus le symbole de la division, mais celui de la réunification. Personne n’y était préparé. On aurait dit une maison en flammes : des colonnes de fumée s’échappent du toit, mais aux étages inférieurs, on regarde la télévision et l’on boit du thé.
Comme dans tout grand théâtre, à l’Opéra de Hanovre, on trouve des gens du monde entier. Fasciné par les métamorphoses « à l’Est de ma conscience », pour utiliser la formule de Nabokov, j’y observais Polonais, Hongrois, Tchèques et autres représentants des tribus conquises porter le plus vif intérêt aux changements qui avaient lieu dans leur patrie. Seuls les Allemands de l’Est étaient persuadés que les perturbations à Moscou n’ébranleraient pas leur « Reich de mille ans » natal. La confiance que le pouvoir de l’Allemagne de l’Est accordait à ses citoyens était touchante : pendant leurs vacances (ils étaient avec leur famille), ils avaient toujours le droit de se déplacer librement dans les limites du « camp socialiste », comme s’il ne s’était rien passé.
« Karinchen, dis-je à une violoniste qui avait fui Leipzig, c’est la fin. Tous les Allemands de l’Est vont se réfugier en Autriche. – Ils ne pourront pas, nous avons un accord avec la Hongrie.
Au début d’octobre, à la veille de la visite de Gorbatchev, je me précipitais à Berlin avec mon fils de 7 ans, afin qu’il puisse voir l’un des plus grands monuments du XXe siècle : le Mur. Ma femme l’avait déjà emmené à Berlin-Est. Dans le train, en voyant des hommes armés de kalachnikovs, aux physionomies dures et comme taillées dans de la pierre, mon fils avait demandé bien fort en russe : « Maman, ce sont des brigands ? » À présent, je pouvais lui expliquer que bientôt, le brigandage aux frontières prendrait fin.
Au poste frontière de la Friedrichstrasse, dit Checkpoint Charlie côté ouest, une foule furibonde injuriait les trois gardes-frontières qui, impassibles, arboraient leurs épaulettes d’officiers de la RDA à un mètre d’elle. Nous tentâmes de prendre part à ce spectacle en pénétrant dans Berlin-Est. Nos passeports israéliens nous en donnaient le droit. Il m’arrivait d’en profiter.
Un mur indestructible
À chaque fois, j’avais l’impression de pousser un portillon magique dans une palissade, avec lequel je pénétrais dans un autre monde, une autre dimension. Il suffit d’une promenade d’un jour à travers Berlin-Est pour sentir ses entrailles. La capitale de la RDA a deux cœurs : l’un, Alexanderplatz qui, avec son faste d’État socialiste de second rang, faisait penser au forum dans le chef-lieu d’une province romaine reculée ; l’autre, Pariserplatz, fermée aux passants, autour de laquelle les citoyens de la RDA s’agglutinaient en silence pour contempler le Mur. Après tout, il n’était pas interdit de zieuter en direction de la Porte de Brandebourg. Ils jouaient une muette et inavouable tragédie : là-bas, au loin, de l’autre côté, leurs yeux distinguaient des gens libres.
En Israël, j’avais rencontré un Arabe chrétien originaire de Bethléem, qui avait fait des études d’anthropologie à Léningrad, ma ville natale. Il adorait la RDA : les gens étaient si sympas, disait-il, alors qu’à Berlin-Ouest, il s’était heurté à un certain mépris. Il ne se rendait pas compte que rencontrer des Berlinois de l’Ouest, tout méprisants qu’ils étaient, était un privilège dont les citoyens de la RDA, eux, étaient privés. Du reste, s’il retournait aujourd’hui du côté d’Alexanderplatz, il serait cruellement déçu. Il pourrait même se prendre un coup de poing dans la figure en croisant des skinheads locaux…
Les habitants des pays en voie de développement, que l’Europe occidentale regardait de haut, étaient jalousés dans les pays socialistes. Aussi se sentaient-ils valorisés. Vous pouvez donc imaginer que les « vrais » étrangers, ces divinités munies de passeports occidentaux qui venaient à l’Est pour être admirées et se délester de leurs complexes, étaient reçus comme des princes. Beaucoup d’entre eux étaient prêts en échange à composer avec les régimes socialistes. Un jour, j’ai été abordé dans la rue par un jeune homme au visage doux, avec une barbe de dissident. Il a proposé de m’acheter des marks occidentaux au prix du marché noir. « Comme ça, vous pourrez vous procurer beaucoup plus de livres russes », m’a-t-il dit d’un air entendu. Je refusais, lui demandant si je pouvais l’aider d’une autre façon. Le barbu s’est alors miraculeusement évanoui dans les airs.
Le mouvement pour la défense des droits de l’homme en RDA comptait bon nombre de dissidents de cette sorte. Si l’opposition, apparue dans les années 1980 sous l’aile protectrice de l’Église protestante – autant dire de la Stasi –, était tolérée comme une alternative à la révolte, c’est parce que la Stasi surestimait le potentiel subversif du pays (La Stasi – Staats Sicherheit – était le nom de la police secrète en Allemagne de l’Est, ndt). À la différence des autres habitants de l’Europe orientale, les Allemands de l’Est n’avaient aucun intérêt à lutter pour la démocratie chez eux, à Rostock ou à Dresde : même après 1961, la perspective de se retrouver à Hambourg ou à Munich (situées à l’Ouest) était pour eux, malgré tout, bien plus réelle. Car ils étaient les seuls de tout le bloc communiste à pouvoir vivre en Europe – non pas l’Europe orientale, mais l’Europe tout court – sans s’expatrier.
Se faire Allemand de l’Ouest était le chemin le plus court vers la liberté. Aussi, la première action politique importante des habitants de la RDA à l’époque de la perestroïka se résuma à une fuite massive des vacanciers à travers la frontière hongroise. Le monde fut témoin de scènes déchirantes : des gens passaient des enfants par-dessus la clôture de l’ambassade de la RFA à Prague. Hans-Dietrich Genscher, ministre fédéral allemand des Affaires étrangères, devint un nouveau Moïse : il mit à disposition des réfugiés un train spécial qui les conduisit à l’Ouest. C’est seulement dans la deuxième moitié de septembre que les Allemands de l’Est, émoustillés par l’exode de leurs concitoyens et la liesse générale qui s’ensuivait, descendirent dans la rue, tramant avec eux un nombre incalculable de mouchards qui ne savaient plus à quel saint se vouer.
C’est alors que je me suis rendu à Berlin avec mon fils, afin qu’il puisse dire un jour à ses enfants et ses petits-enfants : « J’ai vu le Mur, de mes yeux vu ! » Hélas, nous nous sommes fait refouler au poste frontière. Commentaires dans la foule : « Ils craignent un enfant ! »
J’étais certain que le Mur vivait ses derniers jours, voire ses dernières heures, mais autour de moi, personne ne s’attendait à un dénouement aussi rapide. Le Mur semblait indestructible. Si la Terre s’arrêtait de tourner, il serait toujours là. Puis, l’incroyable eut lieu, et des trains bondés se dirigèrent vers l’Ouest. Les gens voulaient à tout prix voir les villes occidentales, recevoir leursBegrüssungsgeld – cent marks de bienvenue que le gouvernement de Bonn offrait à tous. Le soir, ils rentraient chez eux.
1989, une catharsis absolue
Aujourd’hui, l’Allemagne est peuplée de Wessi (ex-habitants de l’Ouest), et de Ossi (ex-habitants de l’Est, ndt). Ces derniers se plaignent : autrefois, les gens se voyaient plus souvent, aujourd’hui, il n’y a plus cette chaleur, cette proximité.
L’« ostalgie » – c’est ainsi que l’on appelle le regret du passé socialiste – devint assez vite un objet d’exploitation culturelle et politique. Le monde d’après-1989 est-il à la hauteur de vos aspirations ? Cette question rejoint pour moi la blague sur les deux Allemagne. Qu’une aussi grande culture se soit couverte de honte au XXe siècle, c’est là le malheur des tous, et non des seuls Allemands. Tout comme la catastrophe juive en est une pour toute l’humanité, et non seulement pour les juifs. À la fin du XXe siècle, l’Allemagne et, avec elle, toute l’Europe centrale, a vécu une catharsis absolue. Ce fut un bonheur incomparable que de voir la chute du Mur, l’élan beethovénien de millions d’hommes. Oui, des millions qui, le lendemain, retournèrent à leur univers étriqué, regrettant la RDA où l’on pouvait vivoter sans avoir conscience de sa misère. Mais le lendemain seulement ! En attendant, ce fut notre heure de bonheur commun : « Je jouis maintenant de cet instant suprême » (dernières paroles de Faust dans la traduction de Jean Malaplate, ndt).
Moscou se mobilisa pareillement autour d’Eltsine qui, debout sur l’un des deux blindés qu’il avait à sa disposition, fit battre en retraite toute une armada. Le lendemain, les mêmes affichaient un chauvinisme grand-russien et maudissaient la liberté recouvrée et le droit à la vérité. Cela ne met pas en cause l’extase vécue pendant ces journées. On ne peut toujours voler sur les ailes de l’amour, mais l’amour a une valeur en soi. Même si la chanson de Jean-Pierre Claris dit : « Plaisir d’amour ne dure qu’un moment. Chagrin d’amour dure toute la vie ».
Après la chute du Mur et avant l’intégration officielle des cinq Länder de l’Est au sein de la RFA, les intellectuels de la RDA se sont mis à défendre la spécificité culturelle de l’Allemagne de l’Est menacée par l’Occident capitaliste. Sans doute craignaient-ils de rester au chômage. Ils sont aujourd’hui occupés à soigner les plaies morales de leurs compatriotes que l’on veut priver de leur passé radieux. Et pendant ce temps, le processus d’absorption continue à tous les niveaux. L’élection de Madame la Chancelière, originaire de l’Est, en est un exemple éclairant. À l’inverse, l’occidental Oscar Lafontaine, ancien président du SPD (parti social démocrate), a pris la direction de Die Linke, le parti est-allemand qui représente une symbiose du flanc gauche des sociaux-démocrates de l’Ouest et des restes du SED, parti unique de la RDA. Dans son argumentation, l’« ostalgie » joue un rôle important.
Mais de manière générale, on peut plutôt parler d’absorption que de convergence ou de dialogue des cultures. L’apport de la RDA à la culture nationale se résume à deux choses : le générique de l’émission de télévision Sandmännchen (l’équivalent de Bonne nuit, les petits), et, bien sûr, le petit bonhomme vert rigolo coiffé d’un chapeau (petit bonhomme des feux verts en ex-RDA devenu l’icône des quartiers branchés de Berlin), que l’on peut voir sur de nombreuses affiches à travers le pays et sur tous les feux verts de Berlin.
Deux cents ans séparent la chute du Mur de la prise de la Bastille. Imaginons un insurgé de 1789 à qui l’on demande, en 1809, quelle idée il se faisait de l’avenir de la France, en ce grand jour. Qu’aurait-il pu nous dire ?