La Liberté, samedi 31 mars 2007, par Alain Favarger

Archet et poupées russes

Il est aussi premier violon à l’Opéra de Hanovre et tente de retrouver la trace d’un grand-père que l’on avait cru fusillé en 1941.

Écrivain exigeant, pétri d’ironie et d’érudition, Léonid Guirchovitch requiert toute l’attention de son lecteur. Il a surgi chez nous comme un météore en 2004 avec un roman étonnant, Apologie de la fuite. L’histoire d’un peintre ayant grandi dans un trou perdu de Sibérie peuplé de juifs qui y avaient été relégués selon les plans de Staline.
Voici aujourd’hui le deuxième ouvrage de ce maestro qui manie avec une égale dextérité la plume et l’archet. Et ce texte fait encore plus directement référence au premier métier de l’écrivain. En effet dans Têtes interverties, le narrateur est lui aussi violoniste. On est au début des années 80, Joseph Gottlieb qui a réussi à émigrer en Israël ne s’y plaît guère. Après une tentative de suicide rocambolesque et raté lors de son service militaire, le musicien a l’occasion de s’installer en Allemagne fédérale. Il se retrouve dans une ville imaginaire, Zickhorn, engagé comme cosoliste dans l’orchestre de l’opéra local.
Jusque-là le roman nous a déjà offert un festival de sarcasmes sur les crimes et délits du communisme, mais encore sur une certaine pesanteur de la vie en Israël comme sur le microcosme des musiciens ou le caractère allemand. On l’aura compris, où qu’il se trouve, notre violoniste ne s’en laisse pas conter et a un flair unique pour identifier les sépulcres blanchis, les médiocres et autres têtes carrées.
Plus on avance dans le récit, plus celui-ci devient complexe. Gottlieb finit par apprendre que son grand-père, violoniste également, dont on était sûr dans la famille qu’il avait disparu, d’une rafle de juifs à Kharkov en 1941, a été sauvé in extremis, puis protégé par un célèbre compositeur allemand du nom de Kunze, très prisé par Hitler et nazi lui-même. Du coup Gottlieb mène l’enquête et n’a de cesse de remonter le fil de l’histoire. Ce qui l’amène à retrouver les descendants du compositeur et à aller de surprise en surprise. Comme lorsqu’il découvre que sa grand-mère, une juive de Riga, avait rompu avec son violoniste pour s’amouracher de Kunze et l’épouser.
Dès lors on a l’impression que le narrateur n’en finit plus d’ouvrir les pièces d’une grande poupée russe au point de laisser le lecteur pantois. Mais à travers le personnage fictif de Kunze, c’est toute la problématique des rapports ambigus entre l’art, le sexe et la politique que soulève l’écrivain. Ou comment un compositeur allemand, ami de Goebbels, a pu sauver un pauvre violoniste juif à deux doigts d’être fusillé au bord d’une fosse commune ? Et comment une belle juive, l’épouse de ce même violoniste, avait-elle fait auparavant pour s’enticher d’un homme situé dans le camp des bourreaux de ses coreligionnaires ?
Le lecteur n’est pas au bout de ses surprises pour autant qu’il suive le narrateur dans sa quête de vérité. C’est presque un minipolar que met en scène le romancier qui semble s’être délecté à brouiller les pistes pour mieux démêler au finale les fils de cet imbroglio. Dans cette histoire il est beaucoup question de trahison, d’usurpation, mais aussi d’attirance pour les contraires, de remords, voire de repentir. Le titre même du livre, Têtes interverties, fait référence à un opéra écrit par Kunze dans lequel Judith et Salomé, ces autres belles juives mythiques, sont désespérées d’avoir coupé ou fait couper la tête de Holopherne et de Jean-Baptiste au point d’attendre la révélation d’un secret qui permettrait de ramener à la vie ces malheureux dont elles se sont éprises.
Léonid Guirchovitch joue, lui aussi, avec les symboles, le feu de la passion et la musique pour nous troubler et nous questionner. Sur les choses de la vie et les êtres, toujours plus complexes qu’ils n’en ont l’air. Sur l’histoire et la mécanique mortelle des idéologies qui veulent soumettre les individus à leurs illusions collectives. Nazisme et communisme sont ici renvoyés dos à dos et l’écrivain, qui est né à Leningrad en 1948 aux pires heures de l’antisémitisme stalinien, contraint à l’exil en 1973 déjà.