Le Figaro littéraire, 11 novembre 2004
L’avant-garde des arrière-pensées
Premier violon à l’opéra de Hanovre, Léonid Guirchovitch signe, avec son Apologie de la fuite, un livre écrit en contrepoint, où littérature, musique et histoire soviétique composent sa singulière partition. Situé dans un lieu imaginaire et reculé de l’ancienne URSS, son roman résonne pourtant des accents d’un puissant réalisme, tant l’époque – la fin du stalinisme, avec son travail d’érosion des inconscients et des êtres – y est décrite avec précision.
Né en 1948, à Saint-Pétersbourg, Léonid Guirchovitch semble avoir traqué au plus loin de ses souvenirs et d’une mémoire collective en quelque sorte assommée, les notes d’ambiance d’alors pour écrire, à l’irréel du passé, un roman de formation. Preis est né dans la cité d’Ijma, en Sibérie, où furent regroupés, en 1953, les juifs devenus l’obsession de Staline.
Orphelin de mère, le jeune homme, avide de pureté et à la limite de l’autisme, vit avec son père et une belle-mère née dans le pays, une femme autoritaire, incapable de s’exprimer dans un idiome correct. La population, éloignée du pouvoir central, entretient un rapport délirant avec l’idéologie qui l’a brimée : les structures d’enseignement sont la réplique des encadrements soviétiques, la langue est pervertie par les débris de propagande, les identités se sont effritées.
La narration, qui se fait sur le mode de la fugue, trace la vie de ce jeune peintre et de son milieu, la fin de ses études et la rivalité des enseignantes, le décès mystérieux de sa mère, la lutte avec les tabous pesant sur l’adolescence. Ne sont pas oubliés l’idéologie qui envahit tout, même le rapport à la nature. L’absurde rôde implacablement aux alentours – le monde est divisé entre les « technocrates » et les « lyriques », le directeur de la cantine a pour nom Empiffrovitch…
« Lorsque la conscience collective est désespérément uniformisée, la schizophrénie de masse devient l’unique réaction saine. […] Bizarrement, du fait de diverses réglementations écrites, orales ou insinuées, cette schizophrénie est interprétée par certains comme un état créateur idéal. Pourquoi pas ? L’arrière-pensée est un bon engrais pour l’art. […] Mais comme son nom l’indique, l’arrière-pensée est située à l’arrière elle profite toujours à une surface qui se prétend profondeur. D’ailleurs, si aux pires époques, sous les pires tyrannies, on n’a pas cherché à l’extirper, ce n’est pas uniquement parce que les censeurs en ont besoin pour vivre (au moins autant que les maîtres des « textes codés » ont besoin de censeurs). C’est aussi parce que l’homme du commun ne la détecte pas. […] »
Méfiant face à la littérature engagée, face aux monstres sacrés, Léonid Guirchovitch fait de son livre un terrain miné pour les mythes, les mythologies nationales et autres conventions. Le fourmillement des références aux âges d’or et d’argent de la littérature russe et universelle, la charge contre Chostakovitch, les intertextes qui sont autant de courbettes, parfois narquoises, devant Pouchkine, l’érudition et l’irrévérence, imposent pour ce roman ambitieux une lecture lente mais gratifiante.
La traduction et les notes de Luba Jurgenson – auxquelles il faut rendre hommage –, facilitent, accompagnent avec acuité la plongée folle dans une contrée qui, pour être de pure fiction, n’a eu, dans la réalité, tout au long de l’histoire, que de trop réelles répliques.