Le Magazine littéraire, mars 2007, par Alexandre Sumpf
Têtes interverties
Dans sa magistrale Apologie de la fuite, Léonid Guirchovitch décrivait une communauté juive enfermée dans une région de Sibérie. Ignorant la chute du régime, elle continuait à vivre sous un joug imaginaire et s’échinait à développer une société guidée par l’idéal utopique du communisme. Une morale ambiguë grinçait alors : « Être juif, ce n’est pas si grave que cela. C’est arrivé à d’autres. » Têtes interverties a été écrit en 1988, juste après Apologie de la fuite, et apparaît comme son contrepoint. Après avoir dépeint une sorte de ghetto, l’auteur naturalisé israélien mais écrivant en russe s’attache à la figure du Juif errant, symbolisé dans Têtes interverties par la photo d’un homme coiffé d’un chapeau qui, sous la menace d’un soldat allemand, lève les bras tout en tenant son étui à violon.
Lui-même premier violon à l’opéra de Hanovre, Léonid Guirchovitch met en scène un alter ego au cœur d’un polar mâtiné de roman des origines. Le narrateur part ainsi sur les traces d’un grand-père lui aussi juif et violoniste, dont il découvre par hasard qu’il n’a pas été fusillé en 1941, l’instant d’après la « pose » sur la fameuse photo, mais se serait en fait réfugié auprès de son meilleur ami, compositeur officiel du régime nazi… De coups de poker en quiproquos révélateurs, l’intrigue progresse selon un tempo parfaitement maîtrisé, qui joue avec bonheur des temps forts et des digressions. L’auteur pratique notamment un retour sur soi toujours nuancé d’humour : « Personne ne m’y avait convié, personne n’avait souhaité que je m’en mêle. Eh bien, justement, c’était fini. On ne m’y reprendrait pas. Le temps passait et je faisais mon petit bonhomme de chemin en m’engluant dans le discours rapporté, ce succédané de la parole – le lot des exilés. »
D’abord Juif marginalisé dans une Union soviétique ubuesque, puis Russe perdu dans un Israël surchauffé où toutes les formes de repères ou de liens tendent à se disloquer, notre musicien détective ne redevient lui-même qu’en Allemagne de l’Ouest. Là, adoubé « âme slave » par l’orchestre qui le recrute, il enquête armé de sa seule ironie dans un pays qui se cherche justement une âme, entre les nostalgiques de la grandeur nazie et ceux qui se complaisent dans une culpabilité lénifiante. Notre héros se sent finalement plus à l’aise dans cette campagne sans paysage et cette société sans visage où Guirchovitch peut réinventer à sa guise une histoire dans l’Histoire, sans trop se prendre au sérieux. « Parfois, il m’arrivait des choses étranges. Un jour, j’écrivis un poème. Une autrefois, une page de prose. Je la relus : du Thomas Mann version Kharkov, les racines à nu. »