Le Soir, 17 décembre 2004, par Pascale Haubruge
La littérature russe d’aujourd’hui, ou comment la vie s’écrit à l’Est
Envie d’un roman ample, orchestral, où vous installer en douceur, pour quelques heures ? Allez donc voir de quelles harmonies se chauffe l’Apologie de la fuite de Léonid Guirchovitch.
L’auteur, né en 1948 à Leningrad, ne vit plus en Russie depuis 1973 – année où, comme d’autres Juifs du pays, il a décidé de s’exiler. Ce musicien, aujourd’hui premier violon à l’opéra de Hanovre, réside en Allemagne depuis 1979, après quelques années passées en Israël. Il a gardé le russe pour patrie.
Son Apologie de la fuite suit le parcours d’un nommé Preis, écolier à Ijma, contrée imaginaire de relégation des populations de seconde zone. Cet enfant, peintre en puissance, finit par « gagner », comme l’auteur, le droit de s’exiler.
Le narrateur présente ledit Preis avec un détachement critique oscillant entre amitié et cynisme. Le fait que ce dernier soit dépeint comme un naïf orgueilleux doublé d’un idiot mystique nous le rend immédiatement sympathique, comme par un effet de solidarité.
Comme Flaubert dit « Emma, c’est moi », note à ce propos l’auteur, de passage à Bruxelles, je peux évidemment dire à propos de Preis que c’est moi. Ce roman, je l’ai écrit il y a vingt ans. En exil, mais l’URSS était alors encore très forte. C’était comme rêver avec un crayon en main. De manière circonspecte, parce que parfois les rêves se réalisent… N’importe qui en ce bas monde a eu l’occasion de souffrir de bêtises qu’il a faites. Ce rapport critique du narrateur au personnage, c’est aussi une manière de m’engueuler moi-même – la haine de soi étant une facette de l’amour de soi.
Entre musique et littérature russe, il y a, selon le violoniste écrivain, un gouffre infranchissable qu’il comble pourtant avec art en plaçant son roman sous la protection tout à la fois thématique et organique de Chostakovitch. La Russie, avance-t-il, a été sommée de choisir entre Pouchkine et Mozart. Elle a choisi Pouchkine, la poésie, parce que la musique, liée à l’idée de débauche, était jugée incivique.
Je suis entre les deux, entre deux feux, constate Léonid Guirchovitch, mi-sérieux mi-amusé, et le fait d’être juif aggrave encore mon cas. Ça me permet de parler tout à fait librement de certaines choses, entre autres de la manière qu’ont certains d’utiliser à tous crins l’accusation d’antisémitisme, de l’exploiter. Etant juif, je peux dire ça, écrire ça sans être aussitôt taxé, moi aussi, d’antisémitisme… Bien sûr, il y a des Juifs antisémites, mais je n’en suis pas un. Toute phobie de type nationaliste m’est étrangère.
Ce regard de côté, ce jeu de l’auteur avec ses appartenances, donne du piquant à son roman. Il aborde avec humour la question des identités. Mais aussi de l’art. Entre autres.
Récit d’initiation, quête de soi et d’une mère, celle de Preis étant, selon la légende, morte noyée dans les eaux glacées de la Petite Pataugeoire quand il était tout jeune –, Apologie de la fuite se répète, avance, fugue, puis revient en arrière.
J’ai emprunté la forme de ce livre aux compositeurs, confirme l’auteur, qui a voulu illustrer romanesquement, émotionnellement, ce proverbe qui dit que la musique est l’âme du peuple russe. Pari réussi.