Les Inrockuptibles, 20 février 2007, par Judith Steiner

Le manteau de Gogol

Guirchovitch nous met la tête à l’envers avec ce deuxième roman à clés, où il revisite allégrement l’histoire, et l’histoire de la musique.

On n’a pas oublié le choc, la joie et le respect – l’adrénaline du lecteur – ressentis en découvrant Léonid Guirchovitch il y a trois ans avec Apologie de la fuite. C’était à la fois exaltant et intimidant. C’était comme monter au grenier de la littérature pour y tomber sur un grand classique oublié, miraculeusement épargné par la poussière – l’auteur était vivant, et sa prose, incroyablement crépitante. Son gros roman sautillait comme sur un air de klezmer, aussi léger que dense, aussi vif que profond, comme ces animaux matois dont la délicatesse du geste dément la rondeur de la silhouette. La surprise est passée, mais le plaisir redouble avec ces Têtes interverties, où l’on retrouve de Guirchovitch tout ce qui avait déjà séduit : son érudition rouée, sa mauvaise foi inattaquable parce que si ouvertement assumée et parce que fille d’une intelligence pointue, son humour acide et historiquement incorrect, sa fréquentation intime des grands mouvements artistiques qui ont fabriqué l’Europe.
Apologie de la fuite se déguisait en récit d’apprentissage, Têtes interverties enfile la panoplie de l’enquête d’investigation. Et si la forme varie, infusent au fond les mêmes grands thèmes, obsessions douloureuses et vitales traitées comme de vieilles allergies dont on ne se débarrasse pas ; les sinuosités des chemins intérieurs de l’exil, la dédramatisation des énigmes contradictoires de l’identité juive (« Ce n’est pas grave d’être juif », soupirait Preis à la fin d’Apologie de la fuite), les charades de l’histoire et les caprices de l’art.
Comme Guirchovitch lui-même – qui s’amuse manifestement comme un fou à souffler le vrai et le faux – Joseph Gottlieb naît juif en Ukraine, émigre en Israël avant d’être engagé comme violon solo dans l’orchestre d’une grande ville d’Allemagne de l’Ouest, la très imaginaire et néanmoins familière Zickhorn (Guirchovitch tient lui-même ce pupitre à l’opéra de Hanovre).
« Je ne sais pas comment vivent les autres, mais dans mon existence à moi, je ne me lasserai pas de le répéter, tout est manigancé », ronchonne Joseph, Hercule Poirot dilettante, jouet de sa propre enquête quand il découvre que son grand-père – violoniste avant lui, fusillé par les Allemands en 1941 si l’on en croit la légende illustrée familiale – l’aurait précédé à certains pupitres de province, deux ans après sa mort officielle. Grand-père martyr aurait ainsi été le protégé du grand compositeur nazi Gottlieb Kunze, un rival inventé de Strauss…
Tresser serré fiction et réalité historique n’est pas la moindre des virtuosités de ce roman à clés. Et démêler l’une de l’autre – ne zappez pas les notes, un régal – est un sport qui se pratique à plusieurs niveaux de lecture. Saisi par la nécessité de penser l’histoire, mais convaincu qu’elle se voit mieux de biais, Léonid Guirchovitch a choisi pour pénétrer ses faux mystères l’angle inépuisable de la référence culturelle. Parfois iconoclaste, tour à tour tendre et féroce, son regard y puise sa profondeur, sa hauteur de vue, sa pertinence. Entre déconstruction de saga familiale et visite réinventée et buissonnière de l’histoire de la musique, ses Têtes interverties nous mettent littéralement la tête à l’envers, assumant – voire transcendant – l’héritage qu’il revendique humblement quand il dit au détour d’une note « nous autres, écrivains russes, sortons tous du Manteau de Gogol. »