L’Humanité, 18 novembre 2004, par Alain Nicolas

L’art de la fugue dans la taïga

Destins croisés. Révélé à l’occasion de l’ouverture de la saison littéraire russe, Léonid Guirchovitch nous livre une prose picaresque et satirique.

L’élève Léonti Preis est carrément considéré par ses camarades comme un « toqué » Une de ses petites manies est d’enterrer, une fois l’an, un « modèle ». Le « modèle » est une bille en verre dans laquelle on peut voir une bulle. Le jeu, qui n’en est pas un, consiste d’abord à plonger le « modèle » dans la peinture afin que l’existence même de la bulle devienne insoupçonnable. Bizarrerie d’écolier ? Bien sûr, qui n’a pas ses petits fétiches ? « Notre Preis », comme dit l’institutrice, n’en reste pas là. La bulle, le verre, la peinture, il en fait une théorie, qui démontre une intuition aiguë de ce qu’on appellerait, si on était savant, l’ontologie, la métaphysique de l’être. La bulle existe-t-elle pour ceux qui ne l’ont pas vue ? Les objets existent-ils en dehors de notre conscience ? Graves questions, fondamentales mêmes dans une société où le matérialisme est la référence absolue. Les bulles, pour Preis, sont aussi ce qui doit rester caché, l’intime, la pensée libre, les rêves, les désirs : « Un film donné en projection privée sur le revers des paupières, avec Jeanne dans le rôle principal. » « Notre Preis est un grand original », ne peut que constater l’institutrice.
Que faire lorsqu’on est un enfant « original » au fin fond d’un petit village de l’« Ijma » ? L’Ijma est une région de Sibérie où ont un jour « émigré », et pas de leur plein gré, des centaines de milliers de juifs soviétiques. L’Ijma est un territoire imaginaire. Le reste de l’histoire ne l’est pas. Dans le contexte d’un antisémitisme qui atteint son apogée l’année même de la mort de Staline, survivre dans cette région où, de plus, face aux « Fijmiens », les « indigènes », les juifs faisaient figures de colonisateurs tout-puissants, relevait du tour de force. C’est là que se déroule l’enfance et l’adolescence de Léonti, orphelin d’une mère morte dans son enfance, élevé par son père remarié à une Fijmienne » parée des « meilleurs traits de la femme contemporaine ». Dès dix-sept ans, ses essais littéraires, consacrés aux années révolues, grâce à « la langue de bois dont l’air de la classe est littéralement saturé », atteignent « la convention pure ». Un paradoxe pour ce grand original, qui retourne contre eux-mêmes les stéréotypes dont il est gavé, pour accéder, avec la plus conventionnelle des formes, à la moins conformiste des pensées. Sans en être vraiment conscient, Preis mène sa guerre contre l’impuissance du passé, contre le présent. Le passé, pour lui, c’est l’enfance de son père, ce sont les circonstances de la mort de sa mère, que l’on dit noyée dans la « petite Pataugeoire ». Une métaphore politique et morale, évidemment, mais aussi une énigme, une histoire d’amour et de pouvoir, une intrigue policière dont l’élucidation progresse au fur et à mesure que Léonti Preis avance en âge et en assurance. Le passé, c’est aussi l’état d’une civilisation ancienne, qui avait perduré, et peut-être même progressé sous la première période du soviétisme, avant que l’antisémitisme stalinien des années cinquante, consacrant l’éviction des éléments juifs, ne précipite la Russie dans la culture traditionnelle, « la peinture sur écorce de bouleaux », comme le note l’auteur dans le « prélude de ce livre, consacré au drame de Chostakovitch, auteur officiel pas vraiment malgré lui, mais presque.
Le roman de Guirchovitch se construit ainsi comme une pièce orchestrale où les destins croisés des artistes, Dimitri, le musicien – un écho du « grand symphoniste national » –, et Léonti, le peintre, composent une fugue – une fuite – dont l’entrelacement thématique se resserre en progressant vers un finale haletant, qu’il serait cruel de dévoiler. Rassurons-nous : cette construction rigoureuse et très maîtrisée, dont l’hétérogénéité est assumée, ne donne pas dans la cérébralité. Le réalisme du traitement des détails et la puissance fraternelle que l’auteur donne à chaque personnage emportent le lecteur dans un mouvement d’adhésion à cet adolescent étrange et familier, qui devient le héros d’un grand roman de formation digne des classiques du genre. Apologie de la fuite, par son sujet, celui du destin d’un peuple condensé dans le parcours de quelques protagonistes, se rattache aussi au courant historique et politique du roman russe du XXe siècle. On peut d’ailleurs s’amuser à le lire comme un « Jivago » inversé, un « Jivago » picaresque et satirique, sans trahir plus que cela l’intention de l’auteur. Une manière de dire le plaisir que prendra le lecteur à ces pages animées par la prose tendre et ironique d’une des révélations de cette génération que nous fait découvrir la saison russe à son ouverture.