Transfuge, mars 2007, par Rachel Nef
Entretien avec Léonid Guirchovitch. Propos recueillis par Rachel Nef.
Érudition, musique et ironie : tels sont les ingrédients de Têtes interverties, brillant polar métaphysique de Léonid Guirchovitch. Premier violon à l’opéra de Hanovre, l’écrivain russe a trouvé dans l’exil une raison d’écrire.
L’une des découvertes majeures des Belles Étrangères 2004 et du Salon du Livre 2005, Léonid Guirchovitch, auteur notamment d’Apologie de la fuite, publie aujourd’hui Têtes interverties, un polar métaphysique qui mêle l’histoire d’un violoniste juif en Allemagne nazie et le destin d’un émigré d’aujourd’hui, apparemment un double de l’auteur. On retrouve le souffle, la dérision, l’érudition qui ont subjugué d’emblée les lecteurs de Guirchovitch, le suspense en prime.
Têtes interverties, votre deuxième roman, est assez différent d’Apologie de la Fuite. Quelle a été votre démarche ?
À l’époque ou j’ai commencé ce livre, je vivais en Allemagne depuis huit ans. Je souhaitais utiliser ce « matériau de construction » nouveau pour moi. Je dois avouer que j’espérais avoir du succès en Allemagne. L’histoire à suspense s’y prêtait, et puis, j’y livrais une Allemagne « vue par un étranger », par un Juif russe de surcroît. La sauce intellectuelle, lorsqu’elle n’est pas trop indigeste, flatte l’amour-propre du lecteur. Bref, je me disais que c’était dans la poche. Le livre a eu du succès en Russie (réédité trois fois en dix ans, sans compter la publication dans une revue de langue russe en Israël), mais il a été refusé par tous les éditeurs allemands. J’ai reçu des réponses agacées, voire insultantes. Apparemment, il y a dans ce livre quelque chose de « vexant » pour les Allemands. Et moi qui croyais avoir largement compensé cet aspect par ma critique de l’attitude anti-allemande dans le genre « nous ne pardonnerons jamais ! », qui cache souvent un intérêt politique ou autre, fût-il inconscient !
Le titre Têtes interverties a été emprunté à Thomas Mann. Qu’est-ce qui vous rattache à son œuvre ?
Selon la recette de Walter Benjamin, un texte postmoderne devrait être composé uniquement de citations. Dans mon roman, c’est Thomas Mann qui emprunte le titre au compositeur Kunze, l’un de mes personnages. Tous les moyens sont bons pour créer l’illusion de véridicité, je voulais que le lecteur se mette à chercher Kunze dans les encyclopédies. Et c’est arrivé.
Dans ma prime jeunesse, Thomas Mann était pour moi une idole. Plus tard, je l’ai rejeté, telle une divinité détrônée. Aujourd’hui, je préfère le Thomas Mann des Buddenbrook à celui de La Montagne magique. Voilà qui m’aurait semblé inavouable il y a quarante ans. Thomas Mann exhibe sa culture et pratique le second degré tout comme Jünger, chez qui cette tendance tourne au monstrueux : regardez-nous, à présent nous contemplons la nature, nous réfléchissons au destin du monde, et maintenant, admirez-nous en train de commettre le péché…
Quelles sont vos « idoles » aujourd’hui ?
Je suis pris dans le triangle France-Allemagne-Russie. On me conteste souvent le droit d’être un écrivain russe, et pas uniquement en vertu d’un préjugé racial : on me reproche mon manque de « spiritualité », on m’accuse de russophobie. Je me contente donc d’être un écrivain « juif russe », ou russophone. Mes idoles ? Je préfère citer ceux qui n’ont absolument pas compté pour moi. Tourgueniev : impossible de lire plus de quelques pages. Tchekhov, que je connais bien comme tous les Russes, mais que je ne lis que par masochisme. Il y a dix ans, j’aurais mis sur cette liste Le Docteur Jivago, mais aujourd’hui, je considère ce roman comme un des piliers de la littérature russe du XXe siècle, avec Tchevengour de Platonov et Le Don de Nabokov. Malheureusement, j’ai du mal à croire que l’on ait pu bien traduire ces deux derniers romans. Dans son journal, Montherlant dit du mal des Âmes mortes. Gogol n’y est pour rien, croyez-moi. Ce livre ne pourrait être restitué que par un traducteur génial. On parle d’une nouvelle traduction en français serait-ce le cas ?
Dans Apologie de la fuite, vous aviez inventé Fijma, un territoire soviétique qui ne figure pas sur la carte. L’Allemagne des Têtes interverties est-elle également un espace imaginaire ?
Je suis un de ces Russes dont Pouchkine a dit qu’ils étaient « paresseux et peu curieux ». Je ne connais pas vraiment l’allemand, je fréquente des émigrés. Un sourd-muet doué d’une bonne vue, qui compense ses carences sémantiques par une imagination débordante. C’est ainsi : certains vivent, d’autres écrivent. Je vous laisse juger par vous-même si mon Allemagne est un songe. Pour moi, en tant que juif, l’Allemagne constitue un organe vital – le cœur, le foie, les poumons, ce que vous voudrez – sans lequel notre existence est impensable. Parfois, lorsque le cœur est atteint, il faut l’opérer. Aujourd’hui, on peut dire que le patient est guéri.
On a l’impression que pour vous, la culture européenne, et même l’histoire européenne sont fondées sur la musique…
La musique qui, d’après Pouchkine, ne le cède qu’à l’amour, est née du christianisme. L’idée de l’absolution des péchés a trouvé son expression dans la résolution de la dissonance en consonance. La tonique – la sous-dominante – la dominante – la tonique : telle est la formule du salut. Cette musique a eu plusieurs siècles d’existence, mais aujourd’hui, elle n’existe plus. Je suis son prisonnier pour la vie.
Vous avez un humour décapant. Vous déjouez tous les clichés, moquez tous les poncifs.
J’ai dû le faire inconsciemment, car en fait, ces poncifs, je n’en avais pas la moindre idée. À la fin des années 1980, je ne lisais qu’en russe. C’est vers 1995 que j’ai entendu pour la première fois l’expression « politiquement correct » dans la bouche de mon fils lycéen. J’ai cru à l’époque qu’il s’agissait de morale en politique. Dans le monde russe, y compris parmi les émigrés, un certain nombre de notions n’ont apparu qu’après la chute du régime soviétique.
Il n’y a pratiquement pas de dialogues dans votre Livre. Pourtant, vos personnages communiquent…
Je n’utilise que le style indirect libre : il n’existe pas de discours direct lorsqu’on parle en langue étrangère. Dans mon roman, l’exil est défini en premier lieu comme l’abandon définitif du discours direct pour le discours indirect. Je suis un réaliste, en ce sens que j’imite la réalité.
La vraisemblance est pour moi un critère esthétique essentiel. Le chapitre IX de la Poétique d’Aristote commence par cette phrase : « Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu, mais ce à quoi on peut s’attendre. »
Dans une des notes, vous dites que l’éthique est un produit de l’esthétique et non l’inverse…
Je me permettrai de me citer moi-même : « La perfection de la forme est une garantie de la perfection morale. »
L’esthétique est cette garde qui meurt, mais ne se rend pas, à la différence de l’éthique qui s’adapte facilement aux exigences du moment. Mon esthétisme se nourrit d’un sentiment éthique : comme on sait, la beauté sauvera le monde.
C’est en exil que vous êtes devenu un écrivain russe. N’y voyez-vous pas un paradoxe ?
J’étais condamné à l’exil. J’ai grandi dans une nécropole qui portait le nom bizarre de « Leningrad ». Après la révolution, Moscou, capitale soviétique, vivait et respirait à pleins poumons, se gorgeant de nouvelle culture. Leningrad, elle, était un sarcophage de Saint-Pétersbourg, c’était une vie après la mort. J’écris dans une langue morte, ou plutôt, dans la langue des morts. Un Moscovite n’est jamais tout à fait un exilé, même lorsqu’il vit à l’étranger. Celui qui est né à Leningrad est un émigré, même s’il n’a jamais quitté sa ville. Sur le plan de la culture, l’Union soviétique n’est pas un prolongement de la Russie : c’est un autre pays, une autre société, qui a formé ses propres écrivains soviétiques (ou antisoviétiques). En tant qu’exilé, habitant d’une autre époque, puis d’un autre espace géographique, je ne suis pas passé par ce moule. Je ne connaîtrai probablement jamais le bonheur de griller tous ensemble dans la même fournaise, en enfer.