Libération, 25 mai 2006, par Jacques Durand
Madrid, de passe en passe
Pute, guichetier, torero : les nouvelles d’Olivier Deck évoquent avec justesse le monde taurin d’en bas.
Manola porte une jupe en skaï sur le cul et le respect de l’étymologie en bandoulière. Elle se revendique péripatéticienne, pas pute. Elle, elle marche. Elle a aussi des principes. Comme elle aime les toros, elle ne suce que des aficionados, et seulement les jours de corrida à Madrid. Par amour pour la chose tauromachique, Manola détourne Pepito du droit chemin. Le droit chemin de Pepito, qui vient d’un bled près de Saragosse, l’a conduit dans la capitale pour devenir un grand torero. Il l’a promis à sa promise, Conchita, qui, en attendant son héros, lui coud un habit de lumière rouge et or. Mais son héros ne reviendra pas et ne sera pas figura de la tauromachie. Il a croisé Manola, il a grossi et maintenant, il vend des billets de corrida au marché noir calle Victoria.
Les premières intentions de beaucoup des héros d’Olivier Deck, Prix Hemingway de la nouvelle 2005, se retournent comme un gant et comme les toros gris de Victorino Martín.
Don Curro Torres, par exemple. Il est un maestro retiré, spécialiste des Samuel Flores, il porte beau et une pochette en soie. Il a des visées sur Mlle Begoña, conseillère financière de la banque Cajasur, calle de Alcalá. Il l’invite à la corrida mais c’est le collègue de Begoña, Pedro Manchego, triste guichetier en semaine et grand couillon de gueulard du Tendido 7 les jours de course, qui emportera le morceau. Cela dit, dans Les Yeux noirs, toutes les espérances ne dégoulinent pas comme le mascara un jour de chagrin. Le motopizza Tito, en transportant le torero Agustín El Caramelo sur son porte-bagages comme une vulgaire margherita, a mis un bout de pneu sur le goudron de ses rêves d’habit de lumières.
On connaît les personnages d’Olivier Deck. On les a croisés. On leur a parlé. Ils existent. Ils déplient ici leur mistoufle dans une langue élégante, précise et affûtée. Ses nouvelles n’abusent pas du picaresque et s’arrêtent avant le pathétique. Mais leur héros véritable, c’est Madrid, où les gamberges de ces bras cassés fondent sur l’asphalte. Le Madrid taurin traditionnel et poissard en voie rapide de disparition.
Deux nouvelles anticipent. Elles ouvrent et ferment le recueil. Deck nous y projette dans le futur et dans un cyber-Madrid propre, désinfecté, ultranormalisé, où la corrida a disparu. Son ersatz virtuel l’a remplacé comme les bobos ont remplacé les gens du toro à la Cervecería Alemana. Entre les lignes, le pessimisme de l’auteur nous suggère qu’il n’est pas certain que ce soit une élucubration.