Le Monde, 5 juillet 2002, par Jack-Alain Léger

Apologie de l’indéfendable

Édition des chroniques taurines de Francis Marmande, un livre tout allégresse et ironie, une prose d’une épée inspirée.

« La corrida est un spectacle immoral, c’est pourquoi il forme l’intelligence », notait le subtil José Bergamín, philosophe espagnol héroïque, plus stoïque que stoïcien, et, dans l’ordre ou le désordre : nietzschéen, sensualiste, catholique, républicain, expert ès toros et toreros, aficionado exquis – entendez : jusqu’à la douleur –, qui, lorsqu’il se trouva convoqué pour s’expliquer devant les plus sombres sbires du Caudillo, se rendit Puerta del Sol, siège alors de la Sécurité, accompagné des quatre plus grands matadors de son temps, ses amis, sanglés dans leur habit de lumière. Eux firent savoir haut et fort qu’ils l’attendaient (en castillan, attendre c’est espérer). Élégante manière de donner à réfléchir un instant au brutal zélateur du « Viva la muerte ! » – or, s’il réfléchit ne serait-ce qu’un instant, le fasciste est foutu –, de dévier d’un quite virtuose la charge bovine des ténèbres franquistes, de la terreur, et, comme en passant, l’air de rien, olé ! de sauver sa peau. C’était en 1963.
Luis Buñuel, invitant un jour le donquichottesque auteur du Birlibirloque à partager avec lui un carré d’agneau, s’entendit répondre: « Non, Luis, non. Je peux manger des escargots, des gambas, des petits oiseaux… mais pour moi, à partir du lapin, ça ressemble trop au toro. » D’où ce titre, une trouvaille, de Francis Marmande. Dans le ton, juste, d’un livre tout allégresse et ironie.
Un recueil de chroniques taurines, étant entendu que la corrida est « la plus dramatique des sciences inexactes » ? Beaucoup plus que cela : un manuel de savoir-vivre. Dont chaque article renvoie à d’autres épreuves, d’autres exercices spirituels : aimer, boire une manzanilla, ne rien faire couché dans l’herbe, se griser d’un solo de Miles Davis… Bref, vivre en le sachant. « Inconstant, capricieux, moqueur, sérieux, tragique », comme se veut l’auteur dans ses jugements. Il aura cependant pris soin de tout revoir, de « corriger au millimètre ». « Parfois, les jugements sont modifiés par seul souci du rythme. » Exigence de l’écrivain conscient de son art : de l’écrivain, donc – de l’écrivain-écrivain. Seul est écrivain celui qui n’hésitera jamais à risquer la vie du héros pour un fugitif bonheur d’expression, une tournure hardie, un mot bien venu ; à changer son destin et à remettre en jeu tout son roman à chaque phrase… Comme seul est torero celui qui – et cætera. Le reste est littérature. Francis Marmande sait qu’il n’y a ni pensée ni écriture – kif-kif – qui ne soit d’abord virtuosité, autrement dit facilité voulue – à force de rigueur, de vigueur morale. Et puisque Garcia Lorca, oreille absolue du cante jondo, décelait en Descartes le génie fou qui habite le cantaor gitan quand il est visité par le duende, osera-t-on associer esprit cartésien et flamenco ? On ose, en le cas. Apprendre à voir la corrida, « l’illusion qui désillusionne » (Bergamín), mieux encore : à l’entendre, à entendre sa « musique tue » (idem), comme nous y convie Francis Marmande, c’est apprendre à voir, à entendre en toute chose de la vie ce qu’il y a de vie encore – d’invite à la joie. C’est pourquoi le livre s’adresse tout autant à un lecteur qui n’aurait jamais assisté de sa vie à une corrida, qui ne saurait pas distinguer un lapin d’un Miura.
La joie, oui. Bleu dans l’afición, je peux en témoigner pour avoir vu, de mes yeux noyés de larmes, vu, aux arènes de la Maestranza, Enrique Ponce laisser persister un instant, flottant dans le glacis lumineux du temps et de l’espace comme autant de repentirs sur une toile de Vélasquez, les ralentis de sa muleta, ses plis et déplis, leur trace ; vu, à la Monumental, José Tomás suspendre quelques secondes, d’un seul mouvement du poignet, l’attraction terrestre ; vu El Juli jouer soudain, jouer aux deux sens du mot – d’un instrument, à la marelle –, avec un suave monstre de 6 quintaux, et pensé alors irrésistiblement au Something Sweet, Something Tender…, d’Eric Dolphy.
Injustifiable, la corrida ? Et comment ! Définitivement injustifiable. Injustifiable comme la foi, l’amour, la seconde surprise de l’amour, le baiser volé, le vin, l’aphorisme nietzschéen, une fugue de Bach, Dieu sait quoi – un crépuscule au campo, un vol de martinets sur fond de ciel rouge, les aboiements d’un chien andalou, le vent, papier d’argent froissé, dans les oliviers… Injustifiable comme tout ce qui précipite un énigmatique éclat de transcendance dans notre morne présent fini. « La plus violente des brèches entrouvertes sur le sacrifice. » « La dernière des très rares histoires de la joie réelle. »
Évidemment, dans ce monde cru réel, c’est-à-dire réellement renversé, ou, si l’on veut, c’est égal, ce monde virtuel : le monde spectaculaire où un premier ministre socialiste tendance Homais (rappelez-moi son nom déjà) promettait naguère (il y a quatre mois, une éternité) « une police de proximité mais aussi une culture de proximité » (une culture de proximité !), il y aura toujours moins de perspective ouvrant en vue cavalière sur le point de fuite – au-delà du Bien et du Mal –, toujours plus d’écrans pour faire écran. L’Aktualneurose, le nihilisme des masses, leur servitude volontaire, se nourrit de pain et de jeux, mais, pitié ! pas de sang ! rien qui salisse ! du blanc, pour les purs innocents que nous sommes, dévots des droits de l’homme ! Du reste, on peine à imaginer ce que serait une corrida de proximité, avec cellule de soutien psychologique dans le callejón, faena zéro risque, estocade citoyenne, banderilles sécurisées, piques soft et hypersympa.
La fiesta brava ? Hitler était contre (Reichgesetz du 24 novembre 1933), mais on aurait scrupule d’opposer un argument aussi bas à nos contemporains contre : Brigitte Bardot, Angelo Rinaldi, l’abbé Pierre, l’innommable fauve de Montretout, les savants fous du productivisme et autres éleveurs de vaches folles, les Verts, qu’ils soient roses ou bleu-blanc-rouge, et, sans doute, les cadres très propres sur eux de l’entreprise suédoise qui détruisit la faune de la réserve naturelle de Donana, ici judicieuse remarque de Francis Marmande qui ne cesse de planter ainsi des banderilles dans l’échine de la noire connerie… Hombre ! Sa prose est d’une épée inspirée : pas une ombre de sentimentalité, peu d’adjectifs mais toujours choisis, la pointe pascalienne, de la verve, du lyrisme mais avec sourdine, velvet, le tempo, l’oreille… Les deux oreilles nous lui accorderons, oui, et, tiens ! la queue !