Le Monde des livres, 13 juillet 2012, par Catherine Simon

L’Algérie, si loin, si proche de la Garonne

Fluide, chaloupée, la langue de François Garcia fait revivre le Bordeaux populaire des années 1950.

Raconter la ville de Bordeaux a l’heure de la guerre d Algérie – et pourquoi pas Marseille ou Lille ? Parce que l’auteur, François Garcia, est bordelais, bien sûr ! Comme le jeune Emilio de son premier roman, Jours de marché (Liana Levi, 2005) ; comme, ici, le jeune Federico, qui donne son prénom à cette nouvelle saga familiale, située, rebelote, dans le vieux quartier commerçant des Capucins, haut lieu à l’époque de ce qu’on n’appelait pas encore la « diversité ». Pour les lecteurs qui auraient raté le premier service, voici donc le deuxième… et chaud devant ! pas question de bouder son plaisir.
Car il écrit bougrement bien, l’auteur de Federico ! Federico ! et de Bleu ciel et or, cravate noire (Verdier, 2009). Sa maîtrise de la langue parlée, la petite musique qu’il en tire, fluide, chaloupée, sans excès, fait merveille pour donner à voir et à entendre la société des seigneurs « de la Halle » bordelaise, sorte de France miniature des années 1950, avec ses immigrés de plus ou moins longue date, ses codes et ses rituels, le coup de blanc du matin au zinc du Petit Comptoir, les anciens avec leurs « polos grenat », les bouffées de colère poujadiste à l’annonce d’un projet de grande surface, sans oublier l’ébahissement devant cette incroyable nouveauté, la télévision, qu’on regarde en troupe, hypnotisé, après avoir rameuté les voisins : « De la magie, c’est de la magie ! a balbutié Marinette, chut ! on a entendu. Seuls des bruits de chaises, de courtes quintes de toux coupaient la voix timbrée du commissaire, le commissaire Bourel. […] »
Ainsi coulent les phrases, faussement désarticulées, de ce roman couleur sépia, aux accents et aux points de vue volontairement diversifiés. Si la famille Lorca – « épicerie fine, légumes secs, produits d’Espagne, détail et demi-gros » – reste la figure centrale, comme elle l’était dans Jours de marché, d’autres voix se font entendre : celles de Karim et de Maxime, qui disent la guerre et ses désastres. L’histoire des deux hommes se déroule, chacun son chapitre, se recoupant sans se rejoindre, tandis que le narrateur, le petit Federico, dernier rejeton de la famille Lorca, sert de fil rouge au récit, lui donnant sa cohérence et son unité.
Ayant quitté Alger pour Bordeaux à l’automne 1956, pour fuir la violence de son frère aîné, Karim découvre la dureté de la vie d’immigré, les sales boulots, les logements mais aussi l’amour d’Ana et le militantisme clandestin au sein du Front de libération nationale. Maxime, lui, est étudiant. De milieu modeste, il s’est forgé une conscience politique à travers la vie syndicale et la lecture du Monde – celle de Malraux et de Camus aussi… Karim l’Algérien et Maxime l’anticolonialiste se croisent parfois : ils ont en commun des amis de gauche. Jusqu’au jour où Maxime, son sursis résilié, est contraint de rejoindre les rangs de l’armée et d’embarquer pour l’Algérie. le récit de Federico s’achève à l’été 1958.
Vue des rives de la Garonne, où la « majorité silencieuse », comme on disait à l’époque, applaudit Pelé et rêve de rouler en DS, la bataille pour les indépendances qui soulève l’Afrique du Nord est perçue comme un mauvais film – de plus en plus mauvais et de plus en plus envahissant. Du bombardement de Sakhiet, en Tunisie, au « putsch des généraux », en Algérie, la chronologie de la « grande Histoire » impose son rythme à la « petite » et aux personnages du roman. Sous une autre plume, moins alerte ou moins documentée, Federico ! Federico ! aurait pu sombrer dans le conformisme et le bien-pensant. Mais il y a, miracle, cette façon d’écrire qui sauve le livre : un style. Il devrait séduire bien au-delà de la Garonne…