Le Canard enchaîné, 30 juillet 2003, par Dominique Durand
Label andalou
Après la semaine sainte et la feria de Séville, vient le pèlerinage de la Vierge du Rocío, au sud du Sud, qui trimballe dans la poussière un million de personnes et plus encore de bouteilles. Francis Marmande, dans Rocío, en fait le reportage poétique et halluciné.
C’est évidemment un berger andalou qui, au XIVe siècle, découvrit une statue de la Vierge à l’enfant, dans les marais du Guadalquivir : depuis, chaque mercredi précédant la Pentecôte, et pendant une semaine pas si sainte que ça, un million de pèlerins groupés dans des dizaines de confréries prennent la route, en carriole, à cheval, en char à bœufs, en 4 x 4, en semi-remorque, ou à pied, comme Francis Marmande, pour aller, en principe, saluer la Vierge dans la petite église du Rocío (village qui n’existe que trois jours par an), tout en aimant, écoutant les chanteurs anonymes du « cante jondo », buvant tous les alcools que le bon Dieu a permis aux hommes de distiller…
Un million de pèlerins en folie jetés sous le cagnard, une bacchanale, écrit Marmande : « un délire médiéval, païen, post-moderne ; la fête des amours sauvages et de la fécondité, une “rave” flamenca », avec des milliers d’animaux. Lui accompagne la Vierge du quartier sévillan de Triana, foyer de toreros et de Gitans, aujourd’hui branché. En tête des invités cooptés, animateurs de télé ou manucures de luxe : deux bœufs du célèbre élevage de Miura tirent le char de leur sainte, le « Sanpecado », guidés par les meilleurs bouviers du monde, qui parlent à l’oreille de leurs bêtes, les feront rentrer, au millimètre près, dans la petite église de Villamanrique, s’y agenouiller, en sortir et redescendre le chemin escarpé à reculons !
Les belles portent des robes à volants, plus larges et plus champêtres que celles de la Feria (après tout, le pèlerinage du Rocío n’était-il pas conçu, à l’origine, comme une sorte d’expiation des folies de la semaine sainte ?) ; les hidalgos andalous sont chapeautés en Andalous hidalgos : cinq cents cavaliers rien que pour Triana (il y avait quatre-vingt-quinze confréries en 1998 !…). C’est aussi la fête des Gitans, méprisés sur leur terre, ces « immigrés de l’intérieur de la péninsule Ibérique.
Huit jours par an, les Andalous se déguisent en Gitans – « ils ont le reste de l’année pour les haïr ».
Et, surtout, on trinque, tout fait vin de messe. « Fino, vin de Jerez, manzanilla de Sanlcar, bière de chaleur sans amertume […], whisky-glace, whisky-coca qu’on appelle cubata, gin glacé, gin tonic, vins et parfois vinasse, sodas, alcools blancs, anis. Quelle que soit l’heure. Dès le réveil. Au début, ça surprend. » S’ensuit un éloge du fino digne de Jean-Claude Pirotte, vin des dieux, « doré, sec, amer et pointu, au parfum de fleurs, d’alcool et de civilisation au bout de ses raffinements », qui, avec ses 20 degrés, se boit glacé : « devant l’élégance de ce vin, personne n’ose rouler sous la table », et encore moins sous la sainte table, singulièrement absente dans ce carnaval où Buñuel, Fellini, Howard Hawks, Dubout auraient trouvé leur compte. Et la nef des fous va. On se lave les pieds à la bière chaude; on dort une paire d’heures par nuit, écoutant quelque « cante jondo » dont l’auteur repartira aussitôt vers son village, délaissant les camions empêtrés dans les fossés poussiéreux, les couples qui s’esbignent doucement, les femmes qui pleurent encore plus doucement, et des paysages sublimes traversés avec la vue brouillée. Par le fino ou les pastis du matin, plus que par la ferveur. Et dire que Rocío fait penser à la rosée !…
Marmande, qui confesse avoir écrit ses impressions de plus en plus hallucinées sur un carnet de bordure, y pense encore, y pensera toujours. Et chaque année, autour de la Pentecôte, en fermant les yeux, un ancien pèlerin, où qu’il soit par le monde, sait ce qui se passe au moment même dans tel village, dans la Marisma, la traversée du rio Quema, pourri par une usine suédoise, où en sont les rocieros. Comme dit à un moment une mystérieuse Mara : « L’Andalousie est une exagération. » Olé !