Le Monde, 7 novembre 2003, par Jack-Alain Léger

Les derniers hommes libres d’Europe

Francis Marmande accompagne les pèlerins du Rocío qui, chaque année à Pentecôte, enflamment l’Andalousie. Neuf jours de folie, d’abandon festif et d’ivresse vivante.

Écoutez ! « La Marisma peuplée de héros, de toros, de hérons… » Et ceci : « je chipe une chaise, des chips, un chipiron. Je vole une ombre. » Ou encore tenez ! un dernier pour la route, qui sera longue jusqu’au Rocío : « l’air vibre. Il fait bon. Danses lentes, rondes, ni lestes ni ensorcelées. » Vous entendez ? Ce tempo de fandango, ou de séguédille ? Ce toque à rendre fou, la capiteuse cadence, palmas et palillos, le zapateado ponctuant chaque mot. L’impression de lire du français, pourtant ? Une impression, si señor ! C’est en fait un livre écrit en andalou, mais dont sans savoir un seul mot de castillan vous pouvez vous délecter. Vous me suivez ? Un autre fino ? C’est, dis-je, le premier livre écrit en langue flamenque par un Français. Par un Français – tiens, qui d’autre ? Marmande. Un virtuose, le plus swing d’entre nous… Oyez ! Assonances, rimes intérieures, allitérations à gogo : tout le fourbi du style qui vous met en joie – la mecanica enforica, disait Rossini qui en savait un bout sur la question. Et puis des fusées pascaliennes, et du primesaut, et du faux négligé à la marquise de Sévigné… Un écrivain, enfin ! Je ne vous fais pas le dessin.
L’Andalousie, dit-il, est une exagération. Et le pèlerinage du Rocío qui, chaque année à Pentecôte, jette dans le brasier de la Marisma un petit million de fous allant honorer la vierge miraculeuse, « petite divinité morose au mioche barbouillé », une exagération de l’Andalousie. Par des routes impossibles, ils vont à pied, à cheval, en calèche, en char à banc décoré, en roulotte, en 4 x 4, en 16 tonnes. Croyants et païens à la fois, ivres « dès le réveil : fino, manzanille, whisky, gin, vodka, vins et parfois vinasse, anis ». Jamais ivres morts : ivres vivants. Ils chantent à plus soif, alors ils boivent encore, et se gavent de douceurs, et festoient, et dansent devant des feux de joie. Ils sont dans un rêve éveillé. « Le rêve est l’excès du réel. » Sales mais très élégants. La fatigue excessive les déleste de leurs corps fourbus, leur délivre l’âme. Ils sont dans la douleur et dans la joie.
Hallucinant ! dirait-on à juste titre si le mot n’était, à propos de tout et n’importe quoi, n’importe quoi surtout, devenu la scie des captifs volontaires du « Loft » ou des fans, sous ecstasy, de Frédéric Beigbeder. Surréaliste ! si le moindre maire divers droite creusois, si le plus obscur député socialiste transcourant alternatif ne nous assénaient à tout va du « surréaliste ! ». Mais nous sommes ici dans le monde réel et non notre monde « réellement renversé » tel que décrit par Guy Debord. Dans le monde réel, dans ce qu’il en reste, la joie « consiste en une approbation de l’existence tenue pour irrémédiablement tragique : auquel cas la joie est paradoxale mais n’est pas illusoire » (Clément Rosset).
Marmande nous invite a l’accompagner dans ce pèlerinage qu’il accomplit, lui, en 1987. Les Rocieros sont vus avec l’œil d’Henri Michaux observant les mœurs étranges des Hacs ou des Orhus qui croient, comme eux, que « l’homme n’est pas un rêve mais un effort vers l’être ». Ils nous sont aussi proches que ces Bororos de Lévi-Strauss « qui se prennent pour des Araras ». Pour qui se prennent les Rocieros, ces pèlerins baptisés de mystique rosée (rocío), de bière, de sueur, d’essence, d’huile de friture ? Mais, avec raison, pour les derniers hommes libres d’Europe ! Les seuls à échapper, serait-ce seulement neuf jours, à la maladie de l’Occidental productif et dépressif. Rocío est un livre vibrant de duende. ¡Hombre!