Semana Grande, 15 septembre 2003, par Marc Lavie
Au Rocío, avec Marmande
Voilà un merveilleux livre. Un grand auteur s’attaque à un monument sacré, jusqu’alors à peine effleuré par la littérature. De cette audace naît un bijou.
Car si les fêtes de Séville ont inspiré de nombreux auteurs français, bien peu s’étaient attaqué au rassemblement le plus emblématique de toutes les Andalousies : le pèlerinage du Rocío.
Que nous dit la trame ? « Au quinzième siècle, un berger andalou découvre au sud du Sud, dans le marais du Guadalquivir, une statue de vierge au charme indécis. Depuis, chaque mercredi qui précède la Pentecôte, des milliers d’hommes et de femmes en costume andalou et robe de gitane, partent de Séville et de chaque ville ou village alentour pour plusieurs jours de marche et de fête, au milieu des chevaux, des bœufs, des calèches ; des chars et des camions. »
Il y a la fête mais il y a la foi. Il y a la promesse, il y a nos faiblesses. À chacun son Rocío. Francis Marmande épanouit tous ses talents dans cette marche. Il a choisi son écusson, celui de Triana, « libre et indépendante ». Et il nous propose de le suivre. Mais il réussit, au fil des pages, une extraordinaire prouesse : en vivant son Rocío, il nous fait découvrir presque tous les autres. Des soixante-seize confréries, regroupant chacune des centaines d’organisations, avec leur Simpecado, « carrosse d’or, d’argent et de fleurs », qui ouvre la marche.
« Tous les jeudis d’avant la Pentecôte, les soixante-seize Simpecados du Rocío, tirés par leurs cent cinquante-deux bœufs, traversent la place de l’église Sainte-Madeleine, s’arrêtent, soufflent, gravissent le plan incliné du genre roide qui accède au porche surélevé, chansons et tambourins, castagnettes et roulements, présentation terminée, on recule, bousculades, cris, agitation pompeuse, pompette et vociférante, comme pour garer sept autobus sur une péniche… »
Des livres que Francis Marmande a écrits sur l’Espagne, il s’agit sans doute du plus accompli et du plus personnel, fidèle à sa sensibilité tourbillonnante, à son humour feutré, à son humeur dévastatrice. Car le Rocío est, comme Francis, aussi apparemment léger qu’intérieurement profond.
Entre Séville et Triana, avant ou après le río Quema, dans les secrets du Coto de Doñana, des bergers d’Almonte, des lumières de la Rocina. Avec les amis à cheval et les glaçons en 4 x 4. Et toutes ces robes qui volent.
« Je traîne. Je me fonds dans les ombres. Je bois le Rocío à petites gorgées. Je me sépare. Je vois sans but. J’éprouve cette usure de la communauté perpétuelle, les villages, les expéditions, les collectivités. Pas d’illumination : je ne cesse d’atterrir au contraire toujours plus profond dans le sable, moins moi-même que jamais, emporté critique dans le fleuve de ceux qui rejoignent la Vierge impossible, alors qu’ils ne sont que désir, corps entier de désir, de fatigue, la Mère définitivement coupée, perdus, enfants enfin abandonnés à leurs pulsions, livrés à eux-mêmes, la mer au bout du chemin. Le Rocío n’est pas exactement au bord de la mer. On s’arrête quelques lieues avant. Cela aussi, c’est plus sage. »
Écrire comme on se souvient ? Écrire comme on vit. Cinq jours par an. Perdu et livré à soi-même. Au Rocío. Avec Marmande.