Télérama, 5 novembre 2003, par Michèle Gazier
La trompette et la fête
La langue est un matériau étrange. Qu’ils soient prononcés ou écrits, les mots peuvent tout dire des autres arts avec plus ou moins de rigueur et de facilité : les couleurs, les saveurs, les odeurs, les formes, le mouvement, les sons. Ainsi deux auteurs, épris l’un de musique et l’autre de fêtes taurines – Alain Gerber et Francis Marmande –, écrivent-ils, chacun dans son registre, le roman d’un musicien de jazz, Chet Baker, ou celui du Rocío, cette fête ancienne et troublante qui se célèbre chaque année, depuis des siècles, en Andalousie.
Des romans plus ou moins classiques, Alain Gerber en a écrit une vingtaine. Il y racontait toutes sortes d’histoires dans cette écriture imaginative et généreuse qui l’a fait connaître à un large public. En marge de cette activité littéraire, les amateurs de jazz le savent, Gerber est une des grandes voix de la musique bleue. Dans Louie, roman biographique d’Armstrong, il a su faire de son écriture une mélodie. Avec Chet, il franchit un nouveau pas. Chet est un livre à voix multiples, celle du célèbre trompettiste lui-même, celles de ses parents, de ses amis, de ses femmes, et des gens du milieu qui l’ont approché. Tous recomposent le puzzle d’une vie, celle du musicien, mais avec son rythme et la couleur si particulière de son jeu. Car toutes ces voix autour de Baker résonnent comme autant d’improvisations, de solos répondant à la trompette présente et absente du jazzman blanc qui cherchait la perfection jusqu’à la folie, jusqu’à la mort blanche de la drogue. Comme Charlie Parker, il voulait « voir de l’autre côté de l’horizon », jouer en racontant « ce qu’il y a sur l’autre rive ». Gerber nous intègre dans cette quête de mots et de sons entre nuit obscure et lumière, désespoir et salut.
Francis Marmande, qui enseigne la littérature comparée à l’université, est féru de tauromachie. Le monde de la fête, dans ce qu’elle a d’antique et de populaire, est son univers de prédilection. Sa langue est chaleureuse, volubile, riche parfois jusqu’à l’excès. Mais lorsqu’il raconte ce pèlerinage particulier qu’est le Rocío, cet excès est au diapason des réjouissances. Marmande écrit la fête dans toute sa folie, laissant son écriture s’envoler avec les jupons des femmes, les nuages de poussière, le flamenco.
Le Rocío est né au XVe siècle, non loin du Guadalquivir. Un berger aurait découvert là une statue de la Vierge. Du miracle de cette apparition est né un pèlerinage qui commence le mercredi précédant la Pentecôte et jette sur la route, au départ de Séville, toute une population organisée en congrégations laïques. Durant huit jours, hommes et femmes cheminent jusqu’au lieu de l’apparition en dansant, chantant, buvant jusqu’au vertige. Le cante joncio, chant profond andalou, s’élève alors avec une force sans cesse renouvelée. Comme si, traversant les siècles et les guerres, une voix venue de très loin, du fond d’une Andalousie arabe, pleurait encore un âge d’or de jardins, de fontaines et de jasmins en fleur.
Invité dans le groupe de Triana, un des plus prestigieux et des plus fermés, Francis Marmande, ethnologue pris dans la folie du Rocío, nous livre ici un tourbillon jubilatoire de mots et d’images les instantanés d’une feria qui ignore le temps.