Libération, 12 mai 2004, par René Solis
« La Terrasse du sous-sol » adapte un livre sur Curro Romero
À Bobigny, la MC93 se pique de tauromachie.
La corrida est-elle soluble dans le théâtre ? Sans doute pas, tant elle constitue déjà un rituel théâtral complexe intransposable. Pour tout spectateur qui en a fait l’expérience, l’intensité émotionnelle d’une grande faena reste du domaine de l’indicible. Et les clichés que charrient les commentaires autour de la corrida (courage, noblesse, beauté, mort en direct, âpreté de l’Andalousie gitane, etc.) peuvent s’avérer d’autant plus pénibles qu’on est amateur de toros. Quand chacun fait assaut de références tauromachiques, le véritable aficionado est souvent celui qui ne dit rien. Anne, le personnage de la Terrasse du sous-sol qu’interprète Anne Alvaro, dit cela à sa manière : « La fiesta brava est la dernière des très rares histoires de la joie réelle. Il est donc peu recommandé de s’en vanter. Il est encore plus mal vu d’en parler. »
Le livre de Francis Marmande qu’adapte et met en scène Patrick Sommier à la MC93 en parle pourtant. Il évoque la figure d’un torero qui fut à la fois un mythe et un antihéros. Le controversé Curro Romero, qui s’est retiré à 66 ans après cinquante ans de carrière, alterna le sublime et le médiocre. Celui qu’on surnommait « le Pharaon de Camas » (sa ville natale) n’était pas un guerrier acharné ; quand le toro ne lui convenait pas, il s’en débarrassait sans s’y intéresser.
Si Marmande traverse le folklore tauromachique, il se garde de l’hyperbole et œuvre dans la précision ; un geste, une anecdote, un souvenir, et l’on passe à autre chose. Dans le spectacle, théâtre et tauromachie fonctionnent en parallèle : trois acteurs plus tout jeunes évoquent en pointillé la figure de Curro dont la radio, captée dans une chambre d’hôtel, vient d’annoncer le retrait. Anne et Simon (Abkarian) sont des fans, Laurent (Manzoni) est plus ironique. À l’autre bout de la pièce, deux musiciens, Paco El Lobo et Grigoris Vassilas, interviennent dans la conversation.
Sans prétention, le spectacle suit la crête entre mélancolie (fin d’une légende) et goût de la fête. Il trouve son point d’orgue dans le récit inattendu d’un voyage à Moscou dans les années soixante, avec la réception du maestro par de vieux communistes espagnols réfugiés en URSS et toujours passionnés de corrida, formidable et dérisoire raccourci de l’histoire du XXe siècle.